J’ai beau vivre depuis près d’un demi-siècle aux côtés du même bonhomme, il reste un territoire en friche pour l’aventurière que je suis. Ainsi, un soir où la fraîcheur tant espérée commençait à chasser l’oppressante chaleur, je le vis agenouillé, en appui sur ses coudes pliés posés sur une serviette de bain, en train d’observer le paillasson avec une attention soutenue.
— T’as vu ? (C’est l’expression favorite de nos petits-enfants et ça signifie : ah tu vois, j’ai raison, ou encore : pas grave si t’as rien compris, tu peux me faire confiance). « La colonie de fourmis en dessous du paillasson est en train d’accumuler plein de trucs autour du cadavre d’une mante religieuse ! »
— Une mante religieuse ? Bon sang! C'est où qu'elles ont été la chercher?
— Ben c’est moi qui l’y ai mise !
— Ah bon, tu as trouvé un cadavre de mante et tu t’es dit : le paillasson c’est le bon endroit pour la laisser se décomposer tranquille ?
— Pas du tout ! Elle tentait de rentrer dans ma pièce, alors j’ai pris ma sandale et je l’ai tapée…
— Ah… Mais pourquoi tu ne l’as pas juste remise dehors, vivante ? Et pourquoi sur le paillasson ?
— Elles commencent à m’énerver ces mantes.
Je le suspectai d’anthropomorphisme. Quoique chez les humains, neuf fois virgule huit sur dix, ce sont les mâles qui tuent la femelle après l’avoir possédée.
— OK, mais pourquoi sur le paillasson ?
— Ben pour les fourmis ! Pour donner à manger aux fourmis !
— Bon sang ! Comme si ça ne suffisait pas qu’elles soient fourrées sous le paillasson ! De toute façon on va leur marcher dessus !
— Écoute, on les a chassées de la cuisine. On a en a zigouillé pas mal au printemps, alors je veux juste rééquilibrer un peu l’histoire.
Cet homme, objecteur de conscience, d’un naturel paisible, était donc par moment pris de mysticisme pimenté de sombres machinations. Parce qu’enfin, pourquoi préférer une bande de fourmis guerrières à une maman mante religieuse, alors que quatre mois plus tôt, les fourmis étaient l’ennemi à abattre ? Se prenait-il pour Dieu par hasard (si tant soit qu'il existe)?
— Regarde ! Regarde ! Voilà qu’elles transportent un cheveu ! Je me demande bien ce qu’elles trament...
Et en effet, les fourmis entassaient des brindilles autour de la mante comme pour lui construire une sépulture ou la fourrer dans un garde-manger.
Je jetai un œil sur le paillasson le lendemain après-midi. Tout le monde c’était désintéressé de l'affaire. Il ne restait qu’un morceau de dentelle de l’aile qui flottait mollement dans un vent chaud.
Texte et photo : Anna Blum.
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