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  • annelauwersblum

Un couple trop parfait

L'Internationale des mains vertes


C'était plus fort que moi, quand ils se sont installés à la table voisine, je n’ai pu m’empêcher de les observer. C’était au « Miranda », à l’angle de la via Garibaldi et du corso Roma et je dégustais un verre de vin blanc sec ‒ un de ces vins dont le raisin est cultivé presque en surplomb de la mer ‒ et nous parlions des enfants. De la fête qu’ils avaient organisée. Qu’il avait fait bon, raisonnablement bon pour un jour d’été dans le Nord, et que leurs amis étaient repartis très tard, mais je devrais dire très tôt puisqu’en réalité, bref…Nous étions assis sous les platanes de la rue principale de Levanto. On voulait s'imprégner une dernière fois des couleurs, des odeurs et des bruits de cette petite ville où nous venons depuis tant d’années et qui nous a permis de rencontrer Dario et Ginetta.

Il était sept heures du soir. Il faisait encore très chaud. La lumière dorée du soleil ruisselait sur les tuiles des maisons ocre aux volets verts et s’insinuait au travers du feuillage des arbres. Un couple parfait. Voilà ce que j’ai pensé. La silhouette fine et gracieuse de la femme, la façon qu’elle avait de lever son verre, pencher la tête. Une attention courtoise réciproque. Tout révélait la distinction et le raffinement des gens habitués à la fortune et ça me troublait, parce qu’on devait avoir à peu près le même âge, et je me sentais lourde et gauche à côté d’elle, comme mise entre parenthèses.

Walt parcourait les photos qu'il avait prises l’après-midi à l’abbaye San Fruttuoso. Moi, je l’avais dans ma tête plus sûrement que sur l’écran du petit appareil numérique : découvrir cette abbaye toute blanche, appuyée à la montagne et isolée dans l’écrin de sa baie était un choc ! En observant la mer par une des ouvertures en ogive de la salle des céramiques, je m’étais imaginée ces moines ‒ à moitié pirates ‒ fuyant une invasion barbare et longeant la côte espagnole pour finalement accoster en Italie. Ça se passait au troisième siècle et Dario nous avait raconté la légende : arrivés en vue de la crique, la relique de San Fruttuoso aurait frappé le couvercle de son cercueil pour signifier à ses disciples que là était sa demeure éternelle. Un endroit en effet beau à réveiller les morts! J'imaginais la vie de ces hommes ‒ construire, prier, pêcher, cultiver ‒ et de quoi ils vivaient, précisément. La crique avec ses galets : impossible d’y semer quoi que ce soit. Ils avaient dû apprivoiser les flancs de montagne en y aménageant des jardins en terrasse avec ces fameux murs « a secco », dont il existe encore des milliers de kilomètres aujourd’hui, rien qu’entre Punta Mesca et Punta Monte Nero. On y trouvait sans doute ce qu’on récolte encore aujourd'hui dans les petits jardins de la côte Ligure : courges, tomates, blettes, oignons, artichauts… Des légumes gorgés de patience, de soleil et d’air marin ; transmutation du sec en juteux, du gris en une palette de couleurs fulgurantes.

On en parle souvent avec Ginetta, la passion des nourritures authentiques au plus près de la nature du sol et du climat, et je lui ai dessiné l’endroit d’où viennent mes pommes de terre : une colline balayée par les vents, au milieu de champs et de prés où paissent des vaches et où viennent se poser les grues en automne, face au soleil couchant.

Hier soir, après avoir soupé d’une de ces délicieuses tartes aux légumes sauvages, assis tous les quatre sous la treille aux raisins, on devisait autour d’une grappa au parfum discret de la terre de Levanto. Dario, avec sa gouaille habituelle et de grands mouvements de bras, nous régalait avec des histoires de ceux qui cultivent la terre avec la patience et le respect qu’on lui doit, et cette écoute attentive de ce qui surgit ‒ les premiers frémissements du printemps, les signes avant-coureurs de l’hiver. Il affirmait que ceux qui cultivent la terre sont reliés au-delà des frontières, au-delà des âges par des liens invisibles. Il le voyait comme un réseau de racines entrelacées. Une sorte d'internationale verte de mains qui creusent, piochent, bêchent, arrachent, plantent et ensemencent. Jamais riches d’argent ni de pouvoir, parce qu'elles sont richesse et pouvoir. Je voyais les mains de Ginetta tenant un bouquet de basilic pour le pesto, versant l’or liquide de l’huile d’olive faite maison. Des mains sur lesquelles les lignes de vie et de chance sont inscrites en sentes de terre. Ces mains-là ressemblent furieusement à celles de mon voisin, qui a passé sa vie à labourer, soigner ses vaches et ses quelques moutons, élever poules et lapins, ainsi qu'à celles de Joseph et Léa, fermiers en Campine où j'allais chercher le lait quand j'étais enfant.

Tandis que Dario racontait, on entendait la mer tout en bas se briser sur les rochers et je pensais à toutes les merveilles d'ici. Les « Cinque Terre », petits villages de pêcheurs accrochés dans les rochers, qu’on ne peut rejoindre que par bateau ou par train, ou en empruntant les sentiers de grande randonnée taillés dans la roche. Les ocres des maisons, les bleus cobalt, turquoise et azur de la mer et du ciel, les maquis de genêts, d’euphorbes, d’agaves, de cistes…

Toutes ces choses, si belles soient-elles, n’existeraient pas sans Dario et Ginetta, sans ces hommes et ces femmes qui travaillent la terre et façonnent les paysages pour nous nourrir ‒ à dimension humaine ‒ avec du cœur, du savoir et de la persévérance.

Walt ronchonnait. Son appareil n'était définitivement pas professionnel. Plutôt que pointer ses approximations, j'essayais de capter la conversation de Monica et Jens. Monica devait être Italienne et Jens Autrichien. Ils passaient d'une langue à l'autre avec aisance. J'ai dressé l'oreille quand Monica a mentionné San Fruttuoso. Ils allaient y célébrer fiançailles ou mariage et égrenaient leur carnet mondain. Comme pour déployer toute sa magnificence, Monica défit les mâchoires de la pince nacrée, plantée sur le dessus de sa tête, et secoua sa chevelure couleur miel de châtaignier, comme dans les plus jolies pub pour teintures capillaires.

Au moment où Walt manifesta les premiers signes de repli, Monica se leva. D’un geste nonchalant, elle remis ses lunettes de soleil et ajusta son sac en bandoulière. Je les regardai s’éloigner, lui une veste de lin négligemment jeté sur l’épaule, la tenant par le coude avec délicatesse et déférence. Les personnages d’un film Holly-Bollywood qui finit bien ou d’une publicité produitbonheurindispensable … Trop parfait, ai-je pensé. Oui, décidément, un couple trop parfait.

Anna Blum

Photo: Abbbaye San Fruttuoso, archivo FAI



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