Mes peurs

Le jour je pavoise. Il m’arrive de hisser le drapeau de ma petite république personnelle, et de l’agiter joyeusement. Ça discute beaucoup dans mon parlement ! Mais la nuit… La nuit, je me lève parfois cinq, six, huit fois pour pisser  (minimum trois) !

Ma docteure en médecine chinoise est formelle : PISSER = PEUR. Je me gratte la tête. Les animaux pissent pour marquer leur territoire, mais une fois marqué, qu’est ce qui me fait encore trembler ? À court d’idées, je me plonge alors dans le beau poème, le si familier poème d’Annie Zadek. Et là, oh ! Elles sont toutes là !

Toutes mes peurs! Comme un bouquet de fleurs sauvages qu’on offre à ceux qu’on aime.

texte: Anna Blum, dessin encre de chine: Nell Boulet

Quand la lune n'est pas là, la nuit mène une existence obscure...

MES PEURS - augméntées

J’ai peur de vieillir d’un seul coup !

C’est Marceline qui le dit, que l’on vieillit d’un seul coup.

(À propos des suicides de vieux, j’avais lu cette phrase dans Le Monde :

« C’est bien pire que la dépression : ils sont vraiment désespérés. »)

Et aussi, peur de la pauvreté

Peur de ne pas pouvoir manger 5 fruits et légumes par jour – sans même parler des

asperges.

Peur de devenir obèse en mangeant trop sucré, trop salé, trop gras

En grignotant entre les repas

De n’avoir plus « Une Chambre à soi » (12 mètres carrés en sous-coloc dans une HLM du

neuf-trois)

Peur de l’aimer plus qu’il ne m’aime

Peur que tout soit fini entre nous

Peur de m’asseoir dans les jardins où nous nous sommes assis ensemble

peur de repasser dans les rues où nous sommes passés tous les deux

Peur de n’avoir plus d’amoureux « pour me toucher gentiment », comme l’écrit Kafka à Max

Brod après une visite au bordel

Peur de me mettre à pleurer quand on me demande de ses nouvelles

Peur de pleurer au cinéma et qu’on voit mes larmes en sortant

Peur d’être seule...

Peur de n’être jamais seule !

Peur de l’abandon.

Peur d’être abandonnique.

Peur de devenir alcoolique

De prendre des anxiolytiques

D’adopter un chien ou un chat.

J’ai peur de faire comme La Femme douce du roman de Dostoïevski !

Sa pauvre petite chanson triste

Son pauvre petit toussotement

Avant de sauter dans le vide.

J’ai peur de n’avoir plus le temps de relire La Guerre et la paix.

Peur de ne plus pouvoir lire La Recherche : que ça me tombe des mains !

Peur de ne plus rien comprendre aux cours de Deleuze sur le cinéma.

Depuis qu’il est en copie restaurée, peur de n’avoir même plus peur au Nosferatu de Murnau

(surtout la scène avec les rats !).

1Peur que mon prochain livre ne soit pas aussi bon que le précédent

Peur que ce soit un prétexte pour ne pas m’y mettre sérieusement

Peur que mes livres ne soient lus que par des gens qui me connaissent

Par des gens d’à peu près mon âge

Par des femmes généralement

Jamais par des gens de couleur

Peur de retrouver mes livres à la vitrine d’un soldeur.

J’ai peur de vieillir d’un seul coup.

C’est Marceline qui l'écrit, que l’on vieillit d’un seul coup.

À moins que ce soit Philip Roth ?

Quelle hécatombe ces derniers temps !

Bruno Latour et Pierre Rabhi

Guyotat et Henri Deluy,

Jean-Jacques Viton,

Monica Vitti,

France Gall et Christian Boltanski

Tous ceux qui ne sont pas morts du sida, meurent aujourd’hui de mort individuelle de

masse!

disparaissent !)

(Sans parler de nos pères et mères, de la banquise, des abeilles... toutes ces espèces qui

Peur de mourir et en même temps...

Peur de vivre

Dans ce monde en proie à la peur

Aux conflits environnementaux

Aux catastrophes pas naturelles

Aux canicules de 2003

Aux épisodes cévenoles

Aux Katrina, Fukushima

Aux réfugiés du climat

Aux écocides

Aux Lampedusa

Aux hot spots de Lesbos, Moria, Augusta, Amygdaleza

Aux AENAEAS, FRONTEX, HERA

Aux tueries, carnages, attentats.

J’ai peur qu’on ne soit plus dans le « Ou bien... ou bien », le Mort ou vif, le Tout ou rien.

Peur que ce dont il est question maintenant, ce soit plutôt du « Et en même temps » !

Ils sont morts et ils sont vivants

Ils sont morts et en même temps vivants

Bourreaux et aussi en même temps victimes

Victimes et aussi en même temps témoins : ils disent qu’ils ne savaient rien !

2J’ai peur de ne pouvoir être à jamais que le témoin des témoins

Témoin de témoin de témoin de témoin...

(« Rose is a rose is a rose is a rose »)

Peur de ne plus pouvoir écrire certains mots qu’entre guillemets comme, par exemple :

« inspiration »,

« poésie» et « concentration »

« nature », « beauté », « oubli », « pardon »

et certains autres en italique comme par exemple :

tombe et nuages,

action,

spécial,

Nuit et brouillard,

Nuit et Cristal.

Peur que ça recommence !

Peur que le "ça" du "Plus jamais ça" recommence !

Annie Zadek, décembre 2022