Les mille et une nuances de gris de l'univers ou la photographie en noir et blanc
Philippe Lamotte
Anna Blum : Philippe, de quand date ta passion pour la photographie en noir et blanc ?
Philippe Lamotte : la découverte de la photographie à proprement parler remonte à mes seize ans. Mon oncle m’avait offert un vieil appareil photo à soufflet et mes touts premiers modèles se sont trouvés être deux chevaux rustiques dans un champ. À l’époque, on y allait au jugé, pas de temps de pose, pas d’automatismes et pour mon bonheur, ma photo était réussie, ce qui m’a donné envie de persévérer ! Une sorte de confirmation s’est imposée un peu plus tard. Batteur maladroit dans un groupe rock, le musicien qui a pris la relève m’a donné un appareil photo en compensation, et les copains m’ont alors intronisé photographe du groupe ! Puis, dans les années 1970, ce fut le choc des photographies de guerre. Ces nouveaux aventuriers tels que Caron, Huet, McCullin, témoignaient au travers ce support de ce qui se passait au Vietnam, en Irlande... Une façon de dénoncer la violence et l’injustice qui m’a marquée. Leurs clichés se retrouvaient notamment dans le magazine « Photo » (qui existe encore aujourd’hui), mais faisaient aussi l’objet d’expositions.
AB : tu as alors décidé de devenir photographe, de t’inscrire dans une école d’art ?
PL : non, je voulais que la photographie reste une passion, pas un gagne-pain. Mais ma formation d’architecte m’a ouvert à cette dimension, à une esthétique, à l’ordonnancement des choses. Cela dit, pour payer mes études, je travaillais comme assistant chez des photographes publicitaires et j’y ai appris énormément ! La lumière, la composition, les reflets, les aspects techniques... J’ai entre autres participé à une campagne sur le roquefort (je n’en ai jamais mangé autant parce que les spots chauffaient la matière grasse et je devais sans cesse faire disparaître les morceaux ramollis !) Plus tard, j’ai découvert le photographe Robert Frank, un Suisse parti dans les années 1950, muni d’une bourse, pour traverser les États-Unis d’Amérique. L’exposition de ses photos « Les Américains » à la galerie Delpire à Paris, a transformé mon regard, ma sensibilité. Il racontait une histoire au travers d’une photo et tous les sujets, y compris ce qui semble banal, devenait digne d’intérêt, à condition de cultiver l’œil et l’imaginaire !
AB : et là, ta formation d’architecte s’est avérée utile !
PL : tout à fait. Dans ce métier cultiver l’imaginaire se révèle primordial, apprendre à se transporter dans quelque chose qui n’existe pas encore, dans du virtuel. Ce qui vaut aussi pour la photographie telle que je la conçois. Par ailleurs, les tableaux de peintres m’ont permis de développer, d’approfondir ma vision. Les photos d’un photographe comme William Klein font d’ailleurs penser à certaines peintures de la Renaissance.
AB : l’art photographique comme l’art de peindre un tableau ?
PL : le peintre catalan Antonio Tapiès par exemple m’a inspiré dans mon travail sur les traces. Ces accumulations, ces morceaux de mots ou de collages dont les murs sont recouverts quelquefois...
AB : mais pourquoi se cantonner au noir et blanc ? Pourquoi cette préférence ?
PL : le peu de couleur, le peu de texture des traces sur les murs m’ont incité à jouer avec les infinies nuances entre le noir et le blanc. Mais plus essentiellement, la photo couleur représente pour moi un fragment d’objectivité. Or, ce qui m’intéresse, c’est de transformer l’objectivité en subjectivité au travers de modulations, de l’accentuation ou de l’effacement des contrastes... Plusieurs étapes se succèdent : ce que je vois dans le réel, ma vision intérieure, et enfin l’acte créatif. Le noir et blanc possède de plus une qualité de grain qui révèle qu’on a affaire à une photographie et pas un dessin.
AB : une façon de rendre l’image intemporelle ?
PL : oui, une rigueur différente se révèle nécessaire pour qu’une abstraction s’opère. Aujourd’hui, avec le numérique et les outils à disposition, les possibilités de modifier un cliché de base sont infinies ! On pourrait par exemple le retravailler dans le style des peintures au couteau de Nicolas de Staël.
AB : mais produire du faux de Staël n’a pas beaucoup de sens ?
PL : les jeux électroniques ne m’intéressent pas en effet. Le défi consiste à arriver à la transcription précise de ce que j’ai vu dans mon imaginaire. Quand je photographie un paysage en couleur, je le perçois en noir et blanc. Je ne suis pas daltonien pour autant, simplement toutes les nuances de gris, le noir et le blanc composent ce tableau abstrait que je veux « peindre » ! Dans cette photo de la vallée de la mort par exemple, je désirais une nuance de gris densifiée pour la contraster avec le blanc du nuage. Le blanc du sel répond à celui du nuage et on retrouve les zones plus foncées du ciel bleu profond et de la terre, en une ligne qui sépare le paysage lointain du plus proche. Le jeu aussi du reflet du nuage dans l’eau saumâtre...
AB : tu photographies indifféremment en numérique ou en argentique ?
PL : il est assez compliqué de photographier en noir et blanc avec un appareil numérique. Je passe donc par la couleur avant de retravailler le cliché. Il existe même un outil d’équivalence de pellicule argentique ! Je choisis celle que j’ai l’habitude d’utiliser en argentique et qui donne d’excellents résultats, qui permet d’obtenir du grain, de donner « de la matière ». Rendre des zones plus nettes, donner plus de matière, travailler les contrastes, les détails... bref, un tout autre type de travail que l’argentique. En argentique on utilise beaucoup les mains. On improvise des « cashs » avec les mains. Si la durée d’exposition correspond à 30 secondes, les dix dernières secondes serviront à travailler sur des zones particulières pour faire venir de la matière. Les mains laissent passer de la lumière et en cachent d’autres... Le tout se passe sous une lumière rougeâtre, qui ajoute à la difficulté!
AB : l'approximation qui tient de certaines préparations artisanales ?
PL : complètement ! Tu vas peut-être gâcher dix feuilles de papier avant d’obtenir le bon résultat ! Parfois, j’utilise des morceaux de carton pour occulter certaines zones. C’est tout à fait empirique. Les grands tireurs apprennent rapidement comment pratiquer. Quoi qu’il en soit, le numérique aussi a ses côtés exaltants. Les outils servent la créativité ! Et l’avantage du numérique consiste dans le fait que toutes les étapes sont conservées.
AB : comment partages-tu tes créations ?
PL : parfois je tire des séries sur papier baryté perlé (ce qui donne de la profondeur au cliché). La difficulté aujourd’hui consiste à trouver un éditeur. Mais le web permet tout de même de montrer ses photos. On vient de participer au travers du « crowd-funding » à la production du livre d’un ami photographe. Il est possible aussi de composer des petits livres qui remplacent les anciens albums photo. Ça oblige à synthétiser, à opérer des choix et à se fixer une finalité. Quand on n’est pas professionnel, rien n’oblige jamais à montrer ses créations. L’informatique se révèle donc un outil fabuleux.
AB : peux-tu nous donner quelques noms de photographes que tu apprécies ?
PL : Robert Frank, Brassaï, Salgado, Andersen qui a photographié tous ses personnages dans un même bistrot pendant les années 1960. Je conseille aussi d’aller voir la photothèque du site du Congrès américain où sont répertoriés les photographes de la grande dépression. Je pense par ailleurs au travail du jeune photographe français David Vijorovic ou au Chilien Sergio Larain... Tous ces photographes m’inspirent, nourrissent ma manière de voir le monde. Sa violence, mais aussi toute la poésie, la subtilité, la complexité que les infinies nuances de gris révèlent si bien !
toutes les photographies en noir et blanc sont de Philippe Lamotte.
Lien vers le site de Philippe: http://philippelamotte.wix.com/comme-un-chat
Lien vers le site du congrès américain: http://www.loc.gov/pictures/collection/fsa/
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