La suavité
- annelauwersblum
- 23 nov. 2021
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 janv. 2022
Un baiser érotique et chaste.

Surpris, Franck tient l’enveloppe à contre-jour. Tente d’en deviner son contenu. L’écriture ne lui rappelle rien. Il l’ouvre aussitôt et lit.
« Cher ami,
souviens-toi, jadis tu te plaignais de ne plus jamais recevoir de lettres. Aujourd’hui, j’ai pris ma plume de calligraphie et cette feuille jaune crème (du papier recyclé) pour t’écrire.
Cette nuit j’ai fait un rêve. Quand tu liras ma lettre, cette nuit sera bien sûr devenue une nuit passée. Une nuit passée donc, j’ai rêvé de toi. Je venais te chercher à l’aéroport. Peut-être d'ailleurs était-ce un autre de ces endroits impersonnels où les gens ne font que se croiser, tout absorbés qu'ils sont par la poursuite d'une chimère. En tout cas, c’était un lieu public. Plutôt que de t’embrasser sur la joue, je t’ai embrassé sur la bouche. Pas par distraction ou par hasard, non, je l’ai fait exprès. Bien sûr, tu as été surpris et tu as fait, oh ! Un “Oh”, dans le fond de la gorge, de ta voix chaude et joyeuse, mais pas parce que tu étais fâché ! »...
Il interrompt sa lecture. Malgré lui, il laisse échapper un petit « Oh ! », pose le bout des doigts sur ses lèvres.
... «Pour prononcer une voyelle, les lèvres sont obligées de se séparer. J’en ai profité pour enfoncer ma langue dans ta bouche et chercher la tienne» ...
ll ouvre la bouche, sort le bout de sa langue, s’humecte les lèvres, regarde un moment dans le vague avant de continuer sa lecture.
... «Un baiser chaste et pourtant érotique. Ou le contraire. Oui, j’aurais dû écrire : un baiser érotique et pourtant chaste. Je ne veux pas raturer ma feuille. Je veux que cette lettre ait l'aspect d'un tableau. Qu’elle ressemble à une estampe japonaise. Je n’ai pas voulu écrire un brouillon. J’avais trop peur d’oublier l’essentiel en voulant faire trop propre.
Les rêves sont ainsi. Saugrenus. Ils bondissent d’un sujet à l’autre, sans trimballer derrière soi ce qui encombre la vie. Nous étions nus tous les deux, couchés sur un lit et j’ai senti mon ventre bouger. Tu le sais, j’ai eu un enfant et il n'est pas de toi. Je voyais la peau de mon ventre ondoyer. D’abord, je n’ai pas compris de quoi il retournait. Je trouvais ça beau, mais étrange. J’ai pris ta main, l’ai posée sur cette espèce de vague et, du coup, j’ai saisi. J’étais enceinte ! L’incroyable sensation, le poids, la tension... Cette chose qui bouge à l’intérieur de toi et qui n’est pas toi. Une galaxie protéiforme dont tu étais le jardinier, le sculpteur et le créateur» ...
Il murmure : enceinte de moi ! laisse tomber la tête en arrière et contemple le plafond de sa cuisine.
... «C’était formidable de sentir ta main sur mon ventre. De la voir dessiner les courbes de la tête et du dos de notre enfant. Une fillette est née et tout de suite elle s’est occupée à mettre de l’ordre dans mes affaires. Elle avait le teint rouge et marchait en posant d’abord les orteils au sol. Elle était magnifique ! » ...
Nom de Dieu de nom de Dieu ! Est-ce que je suis obligé de lire ces insanités ? Franck est ému et plus perturbé qu’il ne veut se l’avouer.
... «Il restait un morceau de pain. Je m’apprêtais à le trancher en trois quand tu m’as montré comment faire pour ne pas l’abîmer, ne pas en gaspiller la moindre miette.
Voilà, cher ami, tu te plaignais de ne jamais recevoir de lettres. J’espère que celle-ci t’a plu ! Je t’embrasse et le fait de l’avoir rêvé, me fait goûter ce baiser avec toute la fraîcheur et la suavité d’un vrai !
Je pense à toi,
Vicky, ton amie de toujours ».
Empêtré dans sa perplexité, Franck tripote la lettre, la tient à bout de bras, la couche sur sa longueur, la bascule tête en bas. Elle a raison, réfléchit-il. Il y a un côté estampe japonaise dans cette écriture. Les montagnes et les vallées des mots. Les espaces entre les phrases. L’idée d’un paysage, posé dans un éternel présent.
AB
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