Ou la quête de sens.
Luc Bigé partage son temps entre un hameau situé en tête d’une vallée du Haut-Diois, et les villes où l’appellent ses conférences et séminaires. Après un doctorat en biologie et une année de recherche fondamentale à l’université de San Francisco, il est revenu en France et s’est résolument engagé sur la voie du langage symbolique. Ni sa famille ni son entourage ne le prédisposaient à goûter à cette passion. À l’âge de quatorze ans, il est entré dans une librairie, a acheté un livre sur l’astrologie et a monté son thème, parce que le mot lui avait fait signe...
Anna Blum : Luc, quel fil rouge relie l’astrologie à la mythologie grecque et comment définirais-tu ta passion ?
Luc Bigé : les noms des planètes renvoient aux Dieux de la mythologie grecque. Vénus-Aphrodite, Mercure-Hermès… notre culture, grâce à l’école, est plus familiarisée avec la mythologie grecque ou romaine qu’avec l’astrologie. Celle-ci a mauvaise presse. Souvent par ignorance ou pour de mauvaises raisons ! La mythologie permet d’aborder le monde symbolique d’une manière accessible pour le grand public. L’astrologie, les mythes, les symboles mettent en forme le sens, dessinent une géographie du monde imaginal, du monde intérieur. J'explore cette cartographie et je vois en quoi le monde du sens agit sur notre réalité objective au moins autant que la logique cartésienne qu'utilise la science. Dans cette lecture, le monde extérieur est le reflet du monde intérieur.
AB : il y aurait donc un sens « caché » dans les événements qui constellent notre vie ?
LB : il y a plusieurs manières d’aborder le monde. La logique analytique, causale ou scientifique, à laquelle nous sommes tous habitués. En voiture,
si j’oublie de remplir mon réservoir, je tombe en panne d’essence. Mais je peux aussi considérer que l’incident est porteur de sens. Je tombe en panne d’essence/de sens, ce qui renvoie à un questionnement intérieur. Chaque événement peut être lu de deux manières et chacune représente toujours un scandale pour l’autre ! Pour la pensée rationnelle, il est scandaleux de spéculer sur le sens. Pour la pensée symbolique, la voie rationnelle empêche l’accès au sens et au symbole. Il faut s’habituer à jongler avec ces deux manières sans les opposer. En réalité, elles sont complémentaires.
AB : dans l’exemple de la voiture, le questionnement intérieur ne résoudra pas la panne !
LB : non bien sûr. Il faudra d’abord trouver une station-service. La deuxième lecture révèle pourtant que de façon très mystérieuse, les objets répondent à la pression du sens. Il faut bien sûr se mettre d’accord sur le mot « sens ». La lecture scientifique suppose que le sens est produit par l’activité des neurones, par la biochimie du cerveau.
Celle développée par Aurobindo, imagine que le sens préexiste à la vie biologique, qu'il est le fruit toujours en évolution de l'histoire de l'univers depuis le Big Bang. L’être humain n’aurait donc pas à produire du sens, mais à le révéler. Révéler ce qui émerge dans l’univers. En s’ouvrant au présent, des significations émergent. Un certain nombre de découvertes scientifiques ont d’ailleurs été obtenues ainsi. L’intuition du chercheur (ou de l’artiste) entre en contact avec le monde du sens qui préexiste. Nous baignerions dans un bain de sens qui s’avèrerait aussi objectif que la réalité matérielle.
AB : en quoi les mythes sont-ils vivants aujourd’hui ?
LB : le mythe du monde occidental, le mythe d'un progrès sans fin (qui commence à s’effriter !), renvoie à l'histoire de Prométhée. Prométhée vola le feu du ciel aux Dieux pour l’apporter aux hommes. Le mauvais usage que les hommes firent de cette connaissance, de l'intelligence créatrice, généra de la cruauté et du cynisme dans les relations humaines et conduisit au déluge, punition de Zeus. Voir ce mythos pour mieux s'en décoller signifierait, par exemple, cesser de voir la mondialisation comme l’universalisation d’un modèle unique. Car, inconscients des présupposés de notre civilisation, nous pensons trop souvent le modèle prométhéen comme un absolu. Or chaque civilisation et chaque période historique incarne un mythe particulier. Le voir équivaudrait à évoluer vers une symphonie mythologique ou chaque nation jouerait son propre mythe tout en dialoguant avec les autres. Le mythe permet de comprendre pourquoi les guerres actuelles sont en réalité des guerres de conquête de territoires du monde imaginal et non des conquêtes de territoires physiques ou économiques. Mais l’être humain est enfermé dans un narcissisme abyssal qui le coupe des autres règnes de la nature et des autres cultures.
AB : le mythe de Narcisse nous concerne directement ?
LB : dans notre culture, le mythe de Narcisse est prédominant. On pense immédiatement au slogan : « Parce que je le vaux bien! », d’une certaine marque de cosmétiques. Cependant, on oublie la face lumineuse de Narcisse qui est un mythe de connaissance de soi, en écho à la célèbre phrase inscrite sur le fronton du temple d’Appollon à Delphes : « Connais-toi toi-même ». Celui qui, comme Narcisse, se contemple dans le vrai miroir du lac et se laisse émouvoir par les mouvements d’eau qui l’habite (les émotions, la sensibilité) obtient la capacité de traverser sa souffrance et de devenir enfin la fleur qui porte son nom, le narcisse-fleur que deviendra
l'adolescent au moment de son trépas. Dans une civilisation qui valorise le narcissisme égotique, il est extrêmement intéressant et ouvrant de revisiter le sens symbolique de cette histoire racontée par Ovide !
La question du sens est aussi importante que celle du pain.
Aujourd’hui, une grande famine de sens nous guette ! Nourrir notre monde intérieur au travers de notre archétype, va, comme la divine ambroisie, nous procurer un sentiment de joie intérieure. Le Siècle des lumières a imposé l'idée, à mon avis erronée, que c'est le « sujet » qui est créateur de sa vie. À contrario Socrate parlait de son daïmon qui lui inspirait ses discours, de son génie tutélaire qui était la source de sa créativité. L'exploration des mythes nous aide à recontacter la source de nos inspirations.
Faire une confiance absolue au fil de sens qui nous habite c'est, comme Hercule, partir. Quitter les siens, renoncer à ses habitudes et à sa sécurité pour aller en quête de nouveau sur un territoire lointain et incertain. Puis toucher cet inconnu, en être transformé, et revenir enfin dans sa culture, sa famille pour que le monde soit meilleur pour tous.
AB : que conseilles-tu à celui qui voudrait s’initier au monde du sens, du langage symbolique ?
LB : lire bien sûr les Métamorphoses d’Ovide, l’Odyssée d’Homère. Mon livre aussi sur les travaux d’Hercule. Hercule est un héros solaire. Il montre les épreuves que chacun va traverser (symboliquement) pour atteindre à sa propre métamorphose et changer sa conscience, son regard porté sur le monde. Le parcours d’Hercule peut toucher tout le monde.
Lien vers le blog de Luc : reenchanterlemonde.com
Interview et photos: Anna Blum
Comments