peinture: Nell Boulet
La radio transmet un concert de musique indienne. Ludovic est installé au volant d’une voiture d’emprunt. Tous feux éteints, il observe une femme aller et venir dans la maison d’en face. La pièce baigne dans la lueur verdâtre d'un abat-jour vieillot. Il la voit se déplacer du buffet à la table, de la table au buffet. Elle arrange un bouquet de fleurs blanches, enlève celles qui sont fanées, coupe le bout des tiges. Tout respire l'ancien dans cette salle à manger : le papier à tapisser, le poêle, la bouilloire, le vase, la nappe en vinyle, la lampe. Même la femme paraît usée.
Il suit attentivement tous ses gestes, se laisse porter par la musique sensuelle, incandescente du raga. Quand il croit voir les phares d’une voiture, il sursaute. Mais il ne s’agit que du reflet ondoyant de la lumière de l’unique réverbère, dans une flaque d’eau balayée par le vent et la pluie. Le tambourinement de l’averse sur le toit de la voiture improvise une partition de tablas, sur les glissandos vertigineux de cet instrument — totalement inconnu de lui !— qui lui déchire le coeur d’une façon suave, tout en le laissant en proie à une nervosité presque joyeuse. Pour la troisième fois en une minute, il regarde sa montre. Huit heures. Elle devrait déjà être là ! Il ouvre le cendrier et le referme, essaye de régler le rétroviseur gauche et se rappelle qu’il ne peut l’effectuer qu’en allumant le moteur, alors il enfonce ses mains dans ses poches et triture nerveusement son mouchoir. La femme de la maison d’en face s’est enfin assise. D’après son maintient elle doit regarder la télévision.
Quand il aperçoit la silhouette recourbée sous la pluie, son cœur se serre. Il éteint la radio, se rapetisse sur son siège, monte les épaules, retient son souffle. La voilà ! Au moment d’arriver à sa hauteur, Adèle s’arrête, fouille dans son sac, en sort une clé. Elle gravit les marches de la salle, sans faire le moins du monde attention à la voiture, ouvre la porte, allume la lumière.
Il n’est plus si attendri. Peut-être voit-elle son amant pendant ou après la répétition ? Ce chef de chœur maniéré et imbu de sa petite personne ? Un ténor, une basse ? Rien de très excitant dans cette chorale, mais les femmes sont quelquefois si impénétrables, si imprévisibles ! Une énergie nouvelle afflue dans sa poitrine. Une sensation luisante et froide comme une lame de couteau. Attendre dans cette voiture. Toute la nuit s’il le faut. La prochaine fois, il se postera incognito en face de l’immeuble où elle travaille. Il se sent rasséréné, comme nettoyé de l’intérieur. Tout ce sentimentalisme !
La femme de la maison d’en face a tiré les rideaux. En tremblant, il met le contact. La radio se rallume. Les dernières notes du raga s’égrènent, voluptueuses, ardentes, étrangement mélancoliques. « Vous venez d’entendre un enregistrement tout à fait exceptionnel du raga Mangeyabushan. Un mode du soir tendre et viril à la fois, magistralement interprété par Ustad Zia Mohiuddin Dagar », dit la présentatrice.
Ludovic est secoué d’un spasme. Un sanglot lui monte du bas du ventre, déchire son visage et roule en grosses larmes sur ses joues. La vue d’Adèle, solitaire sous le crachin, sans qu’il puisse tenter le moindre geste pour lui venir en aide ! Il aurait dû la prévenir, aller la chercher à la gare! Lui avancer son parapluie! Il aurait pu l'attendre dans la salle pour une fois, malgré son aversion pour les chorales d’amateurs! Tendre et viril… Les deux mots se mettent soudain à s’agiter dans sa poitrine, y provoquant une appétence, une curiosité audacieuse. Révolutionnaire même. Tendre et viril à la fois, avait dit la femme à la radio... Le nom bizarre du raga, du bonhomme, l'instrument inconnu et époustouflant, le font se sentir comme une pâte tenue au chaud qui gonfle et pétille. Il flotte agréablement, bercé par les vagues d’une mer chaude. Le visage et le bide caressé par un soleil généreux. Les orteils dressés comme des antennes vers le ciel.
Anna Blum
(*) Musique classique de l’Inde. Raga Mangeyabushan, interprété par Ustad Zia Mohiuddin Dagar à la rudra-veena.
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