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La félicité

  • annelauwersblum
  • 23 nov. 2021
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 20 janv. 2022

L'abbaye aux neuf portes.

Photo Nell Boulet

Félix lève la tête de son guide touristique. Tout correspond. Le voilà enfin devant cette fameuse "Abbaye aux neuf portes". Les deux premières salles de l’abbaye sont désaffectées, dans un état de délabrement avancé. Inutile de s’y attarder, dit le prospectus. Du briquaillon et des détritus assourdissent l’écho de ses pas sur du carrelage défoncé. À l’autre bout, la pièce ouvre sur un taillis d’où s’échappe un sentier étroit. Des empreintes de pieds sont visibles dans la terre encore humide du crachin de la nuit. La broussaille — pour l’essentiel des ronces, des prunelliers et du jasmin en fleur — mène à un jardin, entretenu avec simplicité et astuce. En se laissant aller sur la pente douce, on ne peut qu’aboutir à une des galeries du cloître.

Le long couloir, pourvu d’un dallage géométrique en trompe-l’œil, lui rappelle vaguement quelque chose. Le soleil commence à chauffer. Tandis qu’il cherche à s’abriter à l’ombre du porche, une escouade de chevaux blancs s’approche au galop. Félix prend peur. Ne vont-ils pas le piétiner, continuer leur course effrénée et disparaître aussi brutalement qu’ils sont apparus ? Ils s’immobilisent à quelques pas de sa personne et il reconnaît des mustangs. Les bêtes l’observent, les naseaux aux aguets. Sur un signe de la jument dominante, elles font brusquement demi-tour et l’invitent à les suivre. Le bout de la galerie s’ouvre sur la salle « Passion Tendre et Sauvage ». Un couple de ces chevaux se prélasse dans l’herbe verte. Ici, fini le carrelage froid et bruyant. La tête à côté des mamelles de sa compagne, l’étalon lui lèche le ventre, tandis que son sexe pointe, bandé, rose-pastel, vers les naseaux de la jument. Le groupe se comporte comme une meute d’adolescents lâchée dans la nature. Quelques-uns ruent des deux pattes arrière. D’autres s’ébrouent et lancent leur crinière vers les voûtes en berceau du plafond et le Royaume Céleste. Une foule de pensées charnelles les anime, ainsi qu’une joie espiègle.

Un mur sépare la galerie de la nef. "Longez le mur. Gravissez les marches, vous vous trouvez maintenant dans la salle capitulaire", annonce le guide. Une grande salle, paisible, méditative. Le père abbé et la mère-abbesse se tiennent derrière la chaire. Ils viennent vers lui, main dans la main, pour l’accueillir avec des paroles aimables. L’incarnation parfaite de la dyade. Le tao de l’amour contemplatif. Un peu de toi en moi, un peu de moi en toi. Être deux pour être Dieu, etc. Félix ne manque pas d’observer que la robe du bon abbé exhibe des taches que celui-ci tente vaille que vaille de recouvrir de sa main libre. Le couple l’accompagne à la chapelle et l’invite à admirer la statuaire de l’abbaye. "La communauté a mis longtemps à constituer cette collection et elle fait toute leur fierté. N'oubliez pas de pousser la porte d'une annexe discrète, qui donne dans un jardin tenu secret", détaille le prospectus touristique.

Une odeur d’humus monte du sol. Les sculptures et bas-reliefs parlent des façons d’aimer Dieu. Et ce, dans toutes les positions imaginables. À deux, à trois, ou à beaucoup en même temps. Instructif, en effet, et de très belle facture ! De véritables chefs-d’œuvre qui doivent valoir très cher. Cependant, les calottes de certains lingams montrent des traces d’usure, dues à autre chose que le seul passage du temps. Poser des questions est superflu. Le regard lascif de la mère-abbesse en dit assez long.

Félix suit les recommandations du couple avec scrupule et aboutit à la salle des frères et sœurs convers, au travers un passage insolite. L’orifice — Courbet lui donne le titre d’Origine du Monde — bée, sculpté à même le marbre rose chair du transept.

Il règne dans la pièce une ambiance feutrée et paisible. Le sol est recouvert d’épais tapis berbères. Ça et là, de petits groupes d’hommes et de femmes vaquent à des occupations communes. D’aucuns fument le narguilé, d’autres tournent sur eux-mêmes et leurs robes dessinent des calices de fleurs.

Une femme vient à sa rencontre, pose une main sur ses reins. Ils se couchent à même le sol. Un soupçon de parfum de menthe flotte dans l’air. Du fond de la salle s’élèvent des notes de musique. Des doigts pincent et caressent les cordes d’un oud, une bouche embrasse sa clarinette, des paumes font vibrer la peau d’un tambour. Les musiciens se mettent à jouer "Conte de l’incroyable Amour" d’Anouar Brahem. Comblé et en paix, bercé par la mélopée suave, Félix s'endort, tandis qu’au loin résonnent les martèlements sourds des sabots sur le carrelage du cloître, et le rire irrévérencieux des chevaux blancs de l’Abbaye aux neuf portes...

AB


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