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L'évanescence

  • annelauwersblum
  • 23 nov. 2021
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 20 janv. 2022

Dieu ou les yétis il faut choisir.


Illustration Nell Boulet

La fillette rit. Ses longs cheveux blonds volent dans le vent. Elle crie : « Plus vite, plus vite ! » et Dieu pédale de toutes ses forces. Elle se tient fermement au guidon, ses petites mains entre celles de Dieu, assise en amazone sur la barre du vélo. Dieu porte un caban en grosse toile bleu foncé et un béret basque. Il a les cheveux noirs, de grands yeux verts et des taches de rousseur sur le visage. Dieu porte beau comme un dieu et la fillette en est éperdument amoureuse.

Tranquillement, ils ont instauré un rituel à l’heure où le soleil commence à montrer les premiers signes de fatigue. Dieu enfourche son vélo, fait aller la sonnette à tout va au large de la maison de la petite fille — plus pour le plaisir du tintamarre (elle se tient toujours prête à leur lieu de rendez-vous) et l’installe sur la barre de sa bicyclette. Ils partent sur des chemins de terre en sifflotant. Quelquefois ils chantent « À la claire fontaine », ou « Cadet Roussel ». La plupart du temps, ils se racontent des histoires. Ce qu’ils ont fabriqué durant la journée. A-t-elle bien travaillé à l’école, que va-t-il manger ce soir, à quelle heure se couche-t-elle... Il roule au ralenti là où le sentier se creuse et se cabosse, pour ne pas que la barre heurte les deux pommes rondes de ses fesses.

Ce jour-là, Dieu est tout ému. Dernière fois qu'ils vagabondent sur les chemins du Paradis parce que demain il se marie et part habiter à la ville avec sa femme.

La fillette se tait, déglutit comme un serpent avale un œuf et cligne des paupières. À peine arrivée à la maison, elle file dans sa chambre, attrape sa poupée, lui flanque une trempe magistrale, l'agrippe par les cheveux, la tournoie en l’air et la catapulte par la fenêtre. Elle court après le chien pour lui faire subir le même sort. Celui-là même qui les accompagnait en jappant à côté du vélo de Dieu. Pour qui il se prend celui-là à remuer la queue ? Comme si elle avait envie de jouer ! De rage elle ramasse « Le Roi de la forêt des brumes » (*) — son livre préféré — s’apprête à le fourrer dans la poubelle, quand sa mère la saisit par le poignet.

Petits et grands cœurs battent des rythmes discordants. À force d'écoute et de patience, ils trouvent quelquefois l'harmonie. Assise sur les genoux de sa maman, sa colère tombe de quelques degrés quand celle-ci lui propose de lire l’histoire d’Ashley, perdu dans les neiges de l’Himalaya. La fillette lui redemande toujours le même passage, celui où le garçon est emporté dans les bras de Roux, le yéti, vers le royaume de la forêt des brumes. Oh ! Elle les aime d’un amour féroce ces êtres qui ne sont ni tout à fait des animaux, ni tout à fait des hommes. Elle jure qu’une fois adulte, elle ira vivre au pays de ces créatures mystérieuses et magnifiques !

- Tu as raison, lui dit sa maman, si tu veux, on regardera sur une carte comment on y arrive.

Et elles se mettent à fredonner la chanson des yétis heureux. Une ritournelle entièrement de leur cru, sur l’air de « As-tu vu, la casquette du père Ubu ? ».

La pétulance de Dieu, sa grande beauté, l’amour qu’elle éprouve pour lui, semble déjà plus floue, plus vague. Elle va le regretter, c'est sûr. Mais à tout prendre, elle préfère les yétis. Au moins ceux-là ils existent vraiment, et ce n'est pas demain qu'ils vont être rayés de la carte !

AB


(*) « Le roi de la forêt des brumes » Michael Morpurgo


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