Il avait plu — enfin! — et j’étais curieuse d’observer l’état des bassines façonnées par les cascades. Mon pantalon était trempé jusqu’aux cuisses par les hautes herbes et les buissons, que plus personne ne taille depuis belle lurette.
L’eau était couleur mastic et ruisselait plus que tomber en cataracte. Des feuilles ondoyaient comme des yeux de gras sur un bon bouillon. J’étais contente, mon esprit en parfaite corrélation avec la tranquille animation du lieu. L’eau coulait, les feuilles tanguaient avec grâce, les graminées poussaient de petits soupirs d’aise à mon passage. C’est sur le sentier du retour que je faillis lui marcher dessus. Je poussai un cri, et un frisson de dégoût, mêlé d’une peur délicieuse, me parcourut l’échine. Bon, une si grosse bête en arrêt devant un machin tout plat d’à peine quinze centimètres de long ? Oui, mais, gluant, archaïque, avec des yeux si noirs perdus dans le noir goudron de cette peau caoutchouteuse, vernissée de jaune citron ! Une peau capable de secréter du venin me souffla ma mémoire en alerte.
L’effet de surprise passée, je m’accroupis et lui demandai poliment si elle accepterait de se faire tirer le portrait. Je n’allais pas traîner. Hop, sortir mon portable du coffre de la voiture. Paf, quelques clichés, et je disparaissais de son jardin. Quelques minutes plus tard, elle était toujours là. Elle m’attendait et prit la pose.
— C’est vrai ce truc du venin ?
— Ben oui, comment tu veux que je me défende ? Pas de pattes de crabe, pas de dents de requin et puis je coure pas vite. J’utilise mon venin uniquement en cas de déclaration de guerre. Sinon je ne suis pas contre une petite caresse. Tu veux essayer ?
— Sans façon… ça te dérangerait de tourner un peu la tête, que je voie tes yeux ?
— Ah ! Mes yeux ! Ça t’épate hein, ces yeux tout noirs sans du tout de blanc. C’est pour mieux te voir la nuit mon enfant !
— Au final t’es sacrément belle ! Tu aurais dans les combien comme ça ?
— Je suis une vieille femme. Un peu comme toi. J’arrive bientôt à mon dixième anniversaire.
— Ça y est, je crois que c’est bon. Je ne te déranges pas plus longtemps.
— Y’a pas de quoi, you’re welcome.
Elle m’a tourné le dos et est partie vers les fourrés, pataude, se dandinant comme une blaireaude ou une vieille maman ourse.
Décidément, la nature est pleine de surprises épatantes!
Texte et photos : Anna Blum
Comments