L’argent, Adonis le gagnait grâce à elle. C’était pas l’eldorado, mais il avait assez pour son litron du soir, les bonbonnes de gaz de la caravane et de quoi mitonner leur tambouille. Il l’avait achetée alors qu’elle dormait encore dans des langes. Une bébé guenon, à qui il avait appris des tours de baratineur. Les enfants raffolaient d’elle, n'hésitaient pas à payer deux fois. Quelques ptis sous après le premier numéro et ils en remettaient dans la casquette après le deuxième, en hurlant : « Encore ! Encore ! » Il faut dire qu’elle était douée ! Adonis l’habillait en fille avec une jupette rouge à volants et une blouse à manches bouffantes. Installés dans des transats de plage à côté de l'orgue de barbarie, au premier tour de manivelle, Gégé accourait lui apporter le journal, ses pantoufles, une tasse de café, l’une ou l’autre bricole laissée au choix des enfants. Elle poussait toute une variété de cris, agrémentée d’une palette d’intonations qui se rapprochaient du langage humain. Les gosses adoraient ça !
En grandissant, Adonis lui apprit à le singer. Quand il se peignait les cheveux devant un miroir, Gégé se plaçait derrière lui et l’imitait. Dès qu’il faisait mine d’enlever ses chaussures, elle courait chercher des baskets sous le limonaire et se mettait à tripoter les lacets. Ils possédaient un numéro à succès, qui aurait pu s’appeler : « Scène de la vie conjugale ». Ils dépliaient une table de camping, la guenon la dressait et une fois assis, ils se tendaient les plats tout en papotant. « Passe-moi le sel, veux-tu ? Vraiment bonne ta soupe aujourd’hui ! Oui, tu trouves ? Tu t’es surpassée, dis donc ! » Un régal ! Certains couples n’hésitaient pas à se comparer et riaient à gorge déployée, tant ils se reconnaissaient dans cette scène plus vraie que nature.
Occupé à planifier les tournées, dépenser l’argent et réfléchir à d’autres tours de cirque, Adonis ne vit pas la lente métamorphose de sa partenaire. L’insouciance enjouée disparut au profit d’humeurs versatiles. De plus en plus souvent, il se voyait obligé de répéter deux ou trois fois son ordre avant qu’elle daigne réagir. À d'autres moments, elle grimpait sur l’orgue de barbarie, se mettait à se balancer d’avant en arrière, les bras enlacés autour des genoux, la tête effondrée sur la poitrine. Lors d’une de leurs représentations, l’horrible vérité lui sauta enfin à la figure. À force de jouer au papa et à la maman, Gégé était tombée follement amoureuse de son maître. Elle ne voulait plus lui apporter ses pantoufles et son journal, en faisant semblant d’être juste une épouse légitime ! Elle en profitait pour lui caresser les cheveux et lui chercher des poux, tentait de se blottir dans ses bras, de l’embrasser sur la bouche, comme une vraie amante. Le coup fut rude. Adonis tenta de la faire obéir de force. Mais au plus il la houspillait, au plus elle se montrait insoumise, agitée. Une nuit, alors qu’elle s’efforçait de se faufiler dans son lit, il prit un bâton et la frappa violemment à la tête. La petite guenon tomba par terre. Du sang coulait de ses narines. En creusant le trou pour l’enterrer, Adonis ne cessa de maugréer et de se plaindre.
Qu’est ce que j’ai bien pu faire au Bon Dieu pour mériter ça fallait pas que ça arrive bordel je l’ai pas mérité... quel affront… me faire ça à moi et paf plus de boulot dix ans d’investissement à temps plein jetté à la poubelle… maudite bestiole… mais je l’ai toujours su qu'on ne pouvait pas faire confiance aux femmes !
Texte et photo: Anna Blum
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