‒ Tu ne peux pas comprendre.
‒ Essaye quand même...
‒ Ne m’emmerde pas avec tes réflexions de curé !
Guy et Raphaëlle sont assis côte à côté sur la terrasse dans des fauteuils à bascule. Il rallume sa pipe, tandis qu’elle verse l’infusion du soir dans les bols posées devant eux sur une table basse. L’air embaume le chèvrefeuille. Des papillons de nuit, lourds de chaleur, se cognent contre la vitre de la porte. Le grincement du fauteuil à bascule, le léger bourdon des insectes mettent en relief le silence entre les mots jetés dans la braise.
‒ J'essaye de me souvenir de l’époque où j’avais leur âge. Ce besoin de mettre de la distance. Tracer mon propre chemin. L’audace de créer sa propre vie ! Et aujourd'hui, cette sensation d'un noyau précieux à préserver... Mon incapacité à lever le pied, à leur offrir au moins ça : l’indépendance, la liberté!
‒ C’est pourtant ce que dit Khalil Gibran et, pardon si tu me prends pour le curé de service : « On peut leur donner notre amour, mais pas nos pensées, parce qu’ils ont les leurs propres. On peut s’efforcer d’être comme eux, on ne peut pas leur demander d’être comme nous. La vie avance. On ne revient pas en arrière ».
‒ Ce que tu ne veux pas comprendre, c’est le vide. Un vide vide de sens. Pendant vingt ans (au moins!), tu t'occupes des moindres détails. Un trou dans le pantalon, des chaussures trop petites, les horaires à tenir. Ils sont ton horizon, tes limites et sans crier gare...
‒ Sans crier gare ? Là, tu exagères. Vraiment tu exagères. Comme d’habitude...
‒ La nostalgie des petites choses. Les guimauves de Saint-Nicolas cachées un peu partout dans la maison. Ils en retrouvaient des mois après dans une chaussure, un gant de toilette.
‒ Quand on vit dans le passé, ça s’appelle ruminer. En ruminant, on devient herbivore. Tu vois, je peux aussi amuser la galerie !
‒ Peut-être que l’amour d’une mère pour ses enfants est cannibale. Je les voudrais pour toujours à l’intérieur de moi. En même temps, c'est ma nature animale qui les a poussé hors du nid. Après tout, ce n’est peut-être pas ça le véritable amour ? Peut-être juste l’instinct qui se joue de nous...
‒ Ce que tu peux être rabat-joie!
Les premières chauves-souris tournoient près de la maison. Les ailes bruissent en rasant les têtes. Chwuu, chwuu... L’une d’elles entre par l’oreille droite dans le cerveau de Raphaëlle. L’étrange mammifère-oiseau continue d’y exécuter ses rondes comme si de rien n’était. L’étendue y est vaste et sombre ; un soupçon plus chaud qu'à l'extérieur.
Texte et photo: Anna Blum
This poetry is a hollow part of these
stories I can’t keep
memories I don’t need
I could recall it all
to add drama in my songs
could also let it go
be adult for good
then live before I die
using this time
leave it all behind
all that’s left
Louis Jucker, Resilience
Ce poème est le creux
d’histoires que je ne peux garder
de mémoires dont je n’ai pas besoin
Je pourrais me souvenir de toutes
ajouter des drames dans mes chansons
ou les oublier
devenir adulte pour de bon
Puis vivre avant de mourir
utiliser ce temps
laisser tout ça derrière moi
tout ce que j’ai quitté
trad. AB
Comments