Il arrive à la lectrice, au lecteur, au romancier ou la romancière de se détourner du roman. Des personnages romanesques, la vie nous en sert à la pelle, alors autant consacrer son temps à approfondir les mille et une subtilités de son domaine de prédilection : consort de violes du XVIIe siècle anglais, turbines à gaz, vieilles voitures américaines, fabrication de vin sans sulfites… À ces passionné.es (surtout de musique!), je ne peux que recommander vivement la lecture de la quintessence de roman qu’est « El Tano ». « Dernières nouvelles du Sud », de Luis Sepúlveda, illustré des photos de Daniel Mordzinski, son ami (son socio), est un road-movie couché sur papier. Tout est vrai dans cette fabuleuse aventure où grands espaces patagoniens, musique et vent tissent la toile d’une rencontre hors du commun. Alors, un dernier tout petit roman pour la route ?
Anna Blum
(Temps de lecture estimé: 12’)
Notre destination était El Maitén car c’était le point de départ de « La Trochita » (nom affectueux donné au vieux Patagonia Express), dans son voyage jusqu’à Esquel. Le jour venait de se lever quand nous avons laissé derrière nous la côte orientale du lac Lezana qui, au grand bonheur de Pedro Cifuentes – Pedro Patagonia pour les amis -, de ses fées et de ses lutins des bois, ne figurait pas encore sur les cartes. La journée s’annonçait froide et diaphane, les oiseaux matinaux chantaient les écureuils fronçaient le nez avec des airs de petits aristocrates poilus et le toc-toc incessant des piverts nous saluait d’un roulement de tambour.
Il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel patagon. Nous pensions faire environ six heures à petite allure, arriver au lac Cholita et nous reposer pendant les heures de grand soleil, d’une chaleur infernale depuis que le trou de la couche d’ozone se trouve au-dessus du monde austral. Nous avions du maté et des cigarettes en quantité suffisante, un thermos d’eau chaude et un paquet de galettes frites offertes par la mère de Pedro Patagonia. La journée s’annonçait superbe, le vent n’arrêtait pas de souffler, le réservoir d’une Renault blanche sponsorisée par un concessionnaire de la firme française était plein et le moral au beau fixe.
Nous avancions lentement sur une route de graviers car, selon la devise des Patagons, se hâter est le plus sûr moyen de ne pas arriver et seuls les fuyards sont pressés. De plus, nous devions de temps en temps faire une halte, descendre de voiture, ouvrir et refermer les barrières destinées à maintenir le bétail d’un côté ou de l’autre des fils barbelés. Elles s’ouvrent facilement mais les refermer demande un certain temps, avant de comprendre les curieux mécanismes inventés par les gauchos. Dans ces moments-là, on a l’impression d’entendre les vanneaux croasser de façon plutôt sarcastique. Le corbeau d’Edgar Poe répétait « jamais plus », les vanneaux ne sont pas des corbeaux mais, alors que je refermais la barrière du mauvais côté, je les ai parfaitement entendus me traiter de connard du haut d’une branche.
Après avoir franchi le dernier obstacle, nous sommes arrivés sur la route, elle aussi de graviers, qui conduit à Cholila. Mon socio vérifiait son Leica même s’il n’y avait pas grand-chose à photographier. Au nord, au sud et à l’est s’étendait la steppe clairsemée de la Patagonie et, à l’ouest, les verts et lointains versants de la cordillère. Des faucons, sérieux comme des curés de village, nous regardaient passer du haut du poteau télégraphique qui leur servait de poste d’observation et ils se sont envolés dès que mon socio a brandi son appareil.
Avec ou sans nuages, le ciel patagon semble toujours bas, il cesse d’être l’immense voûte céleste des autres latitudes et écrase le voyageur. Au cours d’un précédent voyage, alors que je chevauchais aux alentours du Rio Mayo, j’ai croisé un gaucho venant en sens inverse. A vrai dire, on ne peut pas parler de rencontre car le cavalier dormait, mais les chevaux se sont arrêtés face à face pour nous rappeler les coutumes humaines. L’immobilité l’a réveillé en sursaut, il a ouvert les yeux et m’a salué :
— Comment ça va, l’ami ?
— Bien et vous ?
— Comme vous voyez, entre le ciel et la terre, m’a-t-il dit avant d’éperonner son cheval.
Effectivement, dans la steppe patagone on est entre ciel et terre. Ajouté à l’uniformité de la plaine cela permet de tout voir, objet ou détail, aussi loin soit-il, et tout prend un caractère inédit, extraordinaire.
Comme la voiture était équipée d’un lecteur de cassettes et que nous en avions une de Jorge Cafrune, nous avons parcouru les trente premiers kilomètres en chantant à pleins poumons « L’Urugay n’est pas un fleuve, c’est un ciel bleu qui passe » sans nous soucier du vent qui changeait d’humeur et commençait à souffler en rafales, secouant le véhicule et soulevant des rideaux de terre sur son passage. Nous regardions le chemin solitaire où nous n’avions croisé aucune autre voiture, aucun être vivant, humain ou animal, jusqu’au moment où nous avons vu quelque chose apparaître dans le nuage poudreux qui brouillait l’horizon.
Un homme marchait dans notre direction. Nous sommes arrivés à sa hauteur. Il était jeune et avait de longs cheveux noirs, une grosse moustache au-dessus d’un sourire amical et des lunettes de motard pour protéger ses yeux de la poussière.
Mon socio a baissé la vitre et l’a salué d’un « bonjour l’ami » auquel il a répondu avec un sourire
« je l’espère bien ».
— Vous allez dans quelle direction ?
— Droit devant, comme presque tout le monde, a-t-il répondu.
— C’est d’une logique écrasante, a commenté mon socio, et nous l’avons regardé avancer. Il se déplaçait avec aisance, comme s’il savourait tout particulièrement cette marche dans le vent et la poussière. De temps en temps , il mettait sa main en visière au-dessus de ses lunettes pour scruter l’horizon. Nous l’avons de nouveau rattrapé :
— Vous cherchez quelque chose ?
Il s’est arrêté, a relevé ses lunettes protectrices et nous a longuement observés avant de répondre :
— Je cherche un violon.
Pourquoi pas ? Quoi de plus sensé que de chercher un violon au beau milieu de la steppe ? S’il nous avait répondu qu’il cherchait une aiguille on en aurait déduit qu’il s’agissait d’un ermite qu’il valait mieux laisser tout seul, mais un violon est une métaphore de la douceur ou de la tristesse, aussi nous lui avons répondu que nous n’en avions vu aucun sur les trente derniers kilomètres.
— ça ne m’étonne pas mais je vais le trouver. Qui cherche trouve, a-t-il déclaré.
Nous avons donc laissé la voiture au bord du chemin pour l’aider dans ses recherches.
Après avoir parcouru environ deux kilomètres sans échanger un mot au milieu de l’épouvantable nuage de poussière, en écoutant le sifflement du vent et aussi celui de l’inconnu dont le répertoire passait des chansons de Silvio Rodríguez à la Cavalleria rusticana, nous en sommes arrivés à la conviction que chercher un violon dans ces conditions était particulièrement difficile. Nous avons vu des moutons, des vanneaux, encore des moutons, des touffes de calafate mais rien qui ressemble à un instrument à cordes. Néanmoins le sourire du gars restait inaltérable comme l’ardeur avec laquelle il poursuivait ses recherches.
— Ce violon, quand l’avez-vous perdu, l’ami ?
— Qui vous a dit ça ? Je ne peux pas l’avoir perdu puisque je ne l’ai pas encore trouvé, déclara-t-il dans une nouvelle démonstration de logique écrasante.
Nous avons continué à chercher le violon en marchant les yeux mi-clos pour éviter la poussière qui s’introduisait partout mais ne gênait pas notre homme protégé par ses lunettes.
— Vous avez un nom ? a demandé mon socio.
— Bien sûr. Je porte un nom comme tout le monde mais on m’appelle El Tano parce que mon vieux était italien. Il venait de Calabre. Bon, si vous ne voulez plus continuer à chercher, personne ne vous oblige à m’accompagner.
Il n’est pas juste de contredire un homme attelé à une tâche aussi sérieuse que celle de trouver un violon au sud du 42e parallèle, aussi avons-nous poursuivi notre lente progression. Vent, poussière, vent toujours et encore. De temps en temps, mon socio et moi échangions un regard et, sans un mot, décidions « encore deux kilomètres et on retourne à la voiture »jusqu’au moment où le type a pressé le pas, nous obligeant d’abord à trotter puis à courir vers un tas de bois amoncelé au milieu de la steppe. C’étaient des piquets, des branches sèches, des traverses de chemin de fer, le tout dressé comme une sorte d’énorme bûcher. À en juger par la poussière qui le recouvrait, ce bois était là depuis assez longtemps.
El Tano a ôté son blouson et a commencé à mettre de côté des bouts de bois. Il enlevait la poussière, les humait, les frappait en les approchant de son oreille jusqu’au moment où il a saisi un morceau de traverse et lui a accordé une attention particulière en le frappant avec un minuscule marteau d’argent. Après quoi il a enlevé ses lunettes et l’a serré dans ses bras, les yeux humides d’émotion.
— On l’a trouvé, les gars ! Je le cherchais depuis des mois, a-t-il crié, tout excité, et il nous a donné l’accolade, et nous en avons fait de même pour fêter la trouvaille.
La pièce de bois devait peser près de soixante-dix kilos et, à tous les trois, nous l’avons transportée jusqu’au chemin. Indifférent à l’effort, El Tano n’arrêtait pas de bénir sa chance. Pendant le transport, il nous a expliqué que le hasard n’avait rien à voir dans cette affaire car il savait que pour construire les voies du vieil express les Anglais ne s’étaient pas contentés d’abattre les arbres des grandes forêts de la Patagonie andine, ils avaient également utilisés des bois importés des Indes. Des bois fins, nobles, des bois faits pour la musique, assurait le Rital.
Arrivé sur le chemin, mon socio lui a demandé comment il comptait transporter un morceau de bois aussi lourd.
— Il passera bien un camion ou une charrette. Je ne suis pas pressé, a-t-il répondu sans cesser de caresser son trésor.
— Si tu veux, je peux aller chercher la voiture, ai-je dit.
— Super, les mecs ! Vous nous emmenez à la maison et moi je mets un agneau sur le gril pour vous remercier de m’avoir filé un coup de main.
Nous n’oublierons jamais El Tano, assis sur le siège arrière, regardant avec tendresse le morceau de bois, le flattant et lui prédisant un avenir très doux entre les doigts fuselés d’une musicienne blonde.
Au bout de quatre heures de route nous sommes arrivés devant le panneau « Cuesta del Ternero, 5 km ». De là partait un sentier qui nous a conduits jusqu’à une grande maison de bois, peinte en ocre.
— On est arrivés. Bienvenue, les gars !
Nous sommes entrés dans une maison-atelier impeccablement rangée. À un bout de la pièce, derrière une grande table de travail sur laquelle on pouvait voir une contrebasse maintenue par des serre-joints et des bandes de caoutchouc, les ustensiles et les outils nécessaires à un travail aussi noble qu’ancien étaient alignés. Tout près, des récipients en terre affichaient sur leurs étiquettes des noms évoquant l’alchimie ou tout autre art médiéval perdu : aloès, térébenthine, gomme arabique, sang de dragon, âme de mer.
— Un peu de musique, les gars ? A demandé El Tano et Vivaldi a aussitôt résonné au sud du 42e parallèle.
El Tano était luthier ; il était arrivé en Patagonie en 1980 avec la certitude de trouver dans les forêts andines les bois nécessaires à la fabrication de merveilleux instruments à cordes. Il avait alors vingt ans et fuyait l’horreur que la dictature faisait régner à Buenos Aires. Il avait fait ses classes en Patagonie au milieu des arbres vivants et des forêts en ruine, sacrifiées au nom d’un progrès qui avait profité à quelques éleveurs avant de disparaître sans explication. Il connaissait tous les secrets de la croissance des troncs, les effets du vent sur le séchage, les moindres possibilités sensuelles et acoustiques contenues dans les canaux de la sève, l’effet bénéfique de certains champignons sur l’élasticité. Dans le même temps, il avait étudié l’histoire universelle de la musique, de manière totalement autodidacte.
Sa maison-atelier, comme toutes celles croisées en chemin, n’avait pas d’électricité car le réseau n’arrivait pas encore jusqu’à ce coin du village global — et Dieu sait s’il y arriverait un jour —, mais peu lui importait. Les mains créatives d’El Tano avaient dévié un ruisseau, construit un mécanisme ingénieux pour en tirer de l’énergie lui offrant ainsi une mini-centrale hydroélectrique pour faire marcher ses machines grâce à des engrenages et à des courroies de transmission, et même d’alimenter sa chaîne stéréo.
Nous avons passé l’après-midi et la nuit chez lui. Pendant qu’il faisait dorer l’agneau, il nous a parlé de sa femme et de ses filles, qui vivaient loin de lui car personne n’avait demandé aux habitants du village global s’ils avaient des écoles. Plus tard, entre deux matés, nous l’avons vu travailler la pièce de bois avec des rabots de bronze jusqu’au moment où il a fait apparaître un rouge flamboyant, le coeur vivant et palpitant d’un violon.
Dehors, le vent hurlait sa jalousie. À l’intérieur, El Tano nous montrait les secrets du bois, détaillait la grande résistance des veines qui donnerait la flexibilité nécessaire à la pièce déjà équarrie. Cette pièce de bois était du cèdre et deviendrait la caisse de résonance, il y adjoindrait une partie en ébène qui serait le manche de l’instrument. Puis, les forets se mettraient en action pour percer les encoches destinées à recevoir les chevilles.
Malgré le vent, nous sommes sortis fumer en regardant les étoiles. Sans accorder beaucoup d’importance à la chose, El Tano nous a confié qu’il était un luthier très connu. Il avait un contrat exclusif avec l’orchestre symphonique de Berlin pour réparer et confectionner des instruments uniques, inimitables, qui résonnaient d’abord dans la grande solitude de la Patagonie.
Le lendemain, nous sommes partis de bonne heure. Nous avons bu les derniers matés avec El Tano et puis nous l’avons laissé à son travail, à son bois, à son violon qui, un jour, distraira un esprit tourmenté ou, au contraire, fera peser lourdement sur lui la nostalgie latino-américaine si le musicien ressemble au « Becho » de la milonga de mon frère Alfredo Zitarrosa : Becho veut que son violon soit un homme / qui jamais ne nomme / l’amour ou la douleur...
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