L'orage
Alexis vouait une passion au trombone à coulisse. Qu'il pleuve, vente ou neige, il enfourchait sa bécane, arrimait son trombone sur le dos et partait à grands coups de pédale rejoindre sa fanfare bien-aimée. La musique, ça le connaissait et sa faim d'apprendre ne se voyait jamais démentie. Cependant, il n'appréciait ni les sorties impromptues ni les stations de pèlerinage à enfiler pour ne déplaire à aucun parti politique. Les bleus au Duc d'Autriche, il ne les supportait tout bonnement pas. Des mufles ! Des carillonneurs de petite morale de riches. Facile d'affirmer qu'il suffit de Vouloir pour Pouvoir quand on possède tout ce dont on rêve ! Et radins par-dessus le marché. Les musiciens n'avaient droit qu'à une Pils ou une barre de chocolat Jacques. Pas question de commander une trappiste !
Les rouges ne lui revenaient pas plus. Ces gens ne comprenaient rien à l'art. Une fois devant la Maison du Peuple, invariablement il leur fallait jouer l'Internationale, sinon pas de collation. Quelle misère ! L'Internationale ! Mais au moins, ils pouvaient s'en descendre derrière la cravate tant qu'ils voulaient. La dernière station ressemblait, elle, à un vrai supplice. La fanfare ployait sous l'effet de l'alcool ingurgité à jeun, comme Jésus sous la croix. Les soeurs du Sacré-Coeur des Enfants de Dieu de la Sainte Mère l'Eglise des Ursulines, incarnaient la foule terrassant le Christ. Elles possédaient l'art d'étouffer toute velléité de sympathie de la part des écolières, rien qu'à leur manière de fermer la grille de la cantine. Alexis avouait sans honte un faible pour les verts. Il les trouvait sympathiques, mais les bougres ne possédaient pas de bistrot...
Cette fois, la sortie promettait d'être belle et noble. Rendez-vous était donné devant le mémorial du soldat inconnu. Les majorettes étaient de la partie, ce qui était en soi un gage de qualité et de sérieux. Il y aurait des discours, une belle brochette de médailles et un programme musical de haute tenue. Tout le monde était en place, le spectacle pouvait commencer. Au moment d'entamer Trish Trash Polka, des gouttes de pluie tombèrent bruyamment dans le pavillon du trombone. Le vent se leva et, avant que badauds, majorettes, politiciens et musiciens n'ayent le temps de se mettre à l'abri, un violent orage éclata. Alexis renversa la tête pour contempler le cataclysme, son trombone dressé vers le ciel tel un paratonnerre. L'eau de pluie s'engouffra dans l'instrument, se mélanga à la salive en un gargouilli mélodieux. Quand la foudre tomba, Alexis et son trombone à piston virevoltèrent un moment dans le ciel à la façon des derviches tourneurs. Il vit un ange dérouler sa trompe et entamer un hymne à la joie sur son instrument. Il se félicita de l'aubaine, le phénomène était décidément de bonne augure. L'endroit vers lequel il se mouvait d'une manière étrangement fluide, était sûrement doté d'une fanfare !