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Le consort de violes ou le goût de l'harmonie

Bernard Boulet

 

 

La musique, Bernard y fut plongé dès l'enfance. Au retour de son premier cours de violoncelle (vers l'âge de huit ans), son père le mit à contribution dans le petit orchestre formé par sa fratrie de cinq frères et sœurs. Lui-même jouait du violon. Une sorte de famille Trapp, instrumentiste. Tout au long de sa carrière musicale de près de soixante ans, Bernard aura voyagé du violoncelle, à la viole de gambe, en passant par le tuba baryton dans une fanfare, le piano d'accompagnement, le chant d'ensemble, la direction chorale, le chant à cinq voix d'hommes, pour enfin revenir à son instrument de prédilection : la viole de gambe, jouée en consort. Consort qu'il pratique avec bonheur dans le Diois, en compagnie de musiciens de la région ou venus de plus loin, Valence, Grenoble, Nîmes, Paris ...

 

Anna Blum : Bernard, comment apprend-on à jouer du violoncelle à un enfant ?

Bernard Boulet : ma première prof était une femme de caractère ! Elle a commencé par me dire en montrant l'archet : « Ceci n'est pas un bâton » Ensuite, elle m'a fait prendre un crayon posé sur la table, en m'expliquant que c'était ainsi qu'on tenait l'archet. Un jour son four a explosé et elle s'est amené les cheveux en pétard et à moitié brûlés. Le genre de personne qui serait venue donner cours même sans tête !

AB : mais, elle t'a donné envie de persévérer !

BB : l'école secondaire me pesait, j'étais en sévère dépression et avec les conseil du directeur du Conservatoire de Tournai, mon père m'a proposé de poursuivre mes études au Conservatoire royal de Bruxelles. À l'époque, c'était une chose possible. En plus de l'apprentissage du violoncelle, j'y ai appris le solfège, l'histoire de la musique, l'harmonie et un peu d'orchestre.

AB : la raison qui ensuite t'a fait troquer ton violoncelle contre une viole de gambe ?

 

 

https://www.youtube.com/watch?v=-3wgZZ9qu34

Lien vers un consort de violes incluant aussi d'autres instruments!

 

BB : après quelques années au Conservatoire, j'ai fait partie d'un petit groupe de musique ancienne à Louvain. Le violoncelle n'était pas précisément compatible avec des flûtes à bec ! C'est à ce moment-là que j'ai acheté ma première viole de gambe à la mère de Sophie Watillon, une future virtuose de la viole, qui est malheureusement décédée à l'âge de quarante ans.

AB : d'où vient ta prédilection pour le consort de violes ?

BB : je possédais un 33-tours de musique élisabéthaine, interprété par un consort de violes anglais que je trouvais sublime. Or, avec ce petit groupe d'amis, on jouait surtout en « broken consort », ce qui veut dire qu'en plus de la viole (ou de deux violes), le groupe était composé d'instruments à cordes pincées comme le luth, le cistre, des instruments à vent, des flutes à bec... J'ai eu très envie d'entendre cette musique du XVe, XVIe, XVIIe siècle interprétée uniquement par des violes.

AB : il s'est passé bien des années avant que tu ne réalises ton rêve ! Quel fil rouge relie tes autres expériences musicales

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BB : le fil conducteur est la recherche de la beauté sonore, la justesse des accords et le plaisir de l'harmonie. Quand j'étais au Conservatoire de Tournai, mon professeur a dit au directeur que j'étais douée pour l'harmonie et qu'il espérait bien que je fasse un premier prix. J'avais ce don inné, j'entendais les accords, je les jouais au piano, puis je les mettais sur papier. Or, l'étude de l'harmonie est au départ un apprentissage tout théorique, intellectuel. Les exercices consistent à composer une suite d'accords en fonction des règles apprises. Quand tu as fait dix fois le même accord, tu finis par l'entendre. C'est pourquoi la plupart des compositeurs composent à table. Moi par contre, j'utilisais le clavier pour harmoniser.

AB : c'est une sorte de formatage du cerveau ? Pourquoi se baser sur des règles préétablies pour composer?

BB : disons, c'est l'apprentissage d'une technique. Comme un peintre ou un autre artiste apprend les techniques de base de son art. Mon professeur avait deviné que j'avais cette capacité de sentir les accords, d'aller vers la complexité. Malheureusement, je n'ai pas fait le travail de base, j'ai toujours composé à l'intuition. Je n'ai donc pas pu développer cette aisance de composer « à table ». L'absence de formatage est sans doute un avantage, une richesse, mais l'absence de technique est un handicap. L'idéal est de posséder ce « formatage » puis d'en sortir, de composer en fonction de sa personnalité.

AB : ce qu'on appelle le dodécaphonisme, n'est-ce pas justement la transgression des règles?

BB : au départ, le dodécaphonisme était une démarche intellectuelle, mathématique. Il bannissait la gamme naturelle, décréta qu'il n'y avait plus d'attirance des sons les uns vers les autres, que toutes les notes étaient égales et indépendantes, et donc tous les jeux devenaient possibles. C'est le génie de compositeurs comme Schoenberg, Berg et Webern qui en ont fait quelque chose d'intéressant, voire de sublime.

AB : sur quoi est basée la gamme naturelle? Ce qui « tombe naturellement dans l'oreille » serait donc identique dans toutes les cultures?

BB : le système musical provient de la gamme pythagoricienne, basée sur

des structures de la nature. Tu prends un fil, tu le tends, si la note est un

sol et que tu la coupes en deux, la note sera à nouveau un sol, mais à

l'octave. Cette moitié, tu la coupes encore en deux, tu obtiens une quinte,

puis une tierce va apparaître. Au bout de sept fois, la note sonnera légè-

rement faux. Un peu trop bas pour notre oreille.

AB : qu'aimes-tu particulièrement dans l'harmonie du consort de violes?

BB : tout d'abord la répartition en cinq voix (parfois 4 ou 6). Pour moi,

c'est la forme la plus parfaite de l'harmonie. Je schématise : au début, le

grégorien consistait en une seule voix (la mélodie). Puis, on ajouté des pe-

tites voix décoratives en imitation du grégorien, et ensuite le contre-ténor,

qui répondait au cantus du dessus. La tierce en tant qu'accord parfait,

n'arrive qu'à la fin du XVe siècle, ainsi que l'ajout de la basse. Au XVIe siècle

apparaît l'accord parfait à quatre notes, avec le chant à la première voix.

Jusque là, on parlait de contrepoint, pas d'harmonie. Au XVIe siècle on

passe de l'horizontalité des lignes mélodiques superposées à la verti-

calité de l'harmonie. La perfection consistant à combiner les deux avec ha-

bilité, comme le fit JS Bach.

AB : mais pourquoi cinq voix?

BB : c'est plus riche que quatre ! L'accord parfait à quatre, c'est en

quelque sorte le strict minimum. En ajoutant la cinquième, on peut

commencer à jouer avec les couleurs. Elle va appuyer, doubler une note, provoquer des retards, des dissonances, changer la couleur etc... C'est ce qui va remplir le tissu harmonique, qui va introduire la nuance. La cinquième voix se trouve à l'intérieur de l'harmonie. La structure globale d'un consort de violes est la suivante : les deux voix les plus importantes sont le dessus de viole et la basse. La mélodie, et la base de l'harmonie. À la troisième place harmonique vient la viole ténor. Elle fait souvent un contrechant de la première. La deuxième est celle qui fait le plus de « remplissage harmonique », comme la voix d'alto dans une chorale. Elle est jouée par la viole alto (ou ténor). Ce qui ne signifie pas que ces voix sont inintéressantes. On se retrouve souvent avec la formation suivante: un dessus, une alto, un ténor, et deux basses. Parfois on ajoute aussi un violone, qui correspond plus ou moins à la contrebasse.

AB : la raison pour laquelle tu as fait construire une viole alto?

BB : j'ai demandé à Olivier Calmeille de me fabriquer une copie de la viole alto du luthier anglais Henry Jaye, dont il possédait les plans. Je voulais retrouver le son de cette viole qui figure sur mon vieux 33-tours de musique élisabéthaine. Les notes graves d'une viole alto sont très particulières, pas du tout les mêmes que les notes équivalentes données par une viole ténor. Si cet instrument est modeste, il est toutefois indispensable, comme les altos dans une chorale. C'est souvent la voix qui fait bouger l'ensemble, par exemple le passage de mineur en majeur, grâce à la tierce jouée par l'alto. AB : c'est très différent de jouer en consort ou en soliste?

BB : jouer Marin Marais ou Sainte Colombe est radicalement différent dans l'esprit et ne se joue pas sur les mêmes instruments. Ces violes basses sont polyphoniques, elles comportent sept cordes au lieu de six. Bien sûr, un virtuose de cet instrument pourra aisément jouer en consort. Le consort est pour l'essentiel Anglais. Les Anglais étaient passés maîtres dans la recherche de la couleur au sein des consort et des chorales. Jouer en consort c'est avant tout goûter à l'harmonie de l'ensemble, avec toutes les subtilités internes, toutes les nuances et parfois aussi les passages dissonants que cette musique complexe contient !

Photo Anne-Marie Tauzin

Classe de consort de violes au Conservatoire de Toulouse

Consort de violes à Saint Romans       photo Agnès Guyot

Dessus de viole et violone photo Agnès Guyot

Dans l'atelier d'Olivier Calmeille

Tête de chouette hulotte sculptée par Olivier Calmeille

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