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« Life4Syria » ou la passion syrienne

de Justine Gaborit

 

 

Justine naît à Arras et grandit à Paris. Au lycée, elle se prend de passion pour le grec ancien. Langue qu'elle trouve « astucieuse et intuitive », parce qu'elle lui est enseignée comme une langue vivante, ce qui la marquera à vie. Après le bac, impliquée dans la politique, l'écologie, les projets de société, elle hésite quant à son orientation future. Elle finit par choisir les études de lettres classiques, orientation grec ancien. Dans le cadre de son DEA (master deux), elle part fouiller en Syrie avec l'objectif de comprendre ce que la culture grecque est devenue au Proche-Orient. Ainsi naît sa passion des fouilles, de l'archéologie et... de la Syrie !

 

Anna Blum : Justine, la première fois que tu es allée en Syrie, c'était l'époque d’Hafez-el-Assad ?

Justine Gaborit : oui, c'était en 1995. La situation économique s’était améliorée par rapport aux années quatre-vingt. À cette époque, ceux qui travaillaient sur les sites archéologiques ne pouvaient pas se procurer le matériel dont ils avaient besoin. La Syrie était en pleine ouverture économique, avec toutefois un régime politique dur. Mais, comme le chantier de fouille se trouvait sur l'Euphrate, on était loin de la capitale, loin de la côte !

AB : qu'est-ce qui t'a déterminée à y retourner ?

JG : d'abord la Syrie est un pays magnifique, très contrasté dans ses paysages. On se sent dépaysé et en même temps les racines communes sont bien présentes. Je n'ai jamais été plus loin que l'est de la Turquie. J'imagine qu'arriver en Asie, en Inde, est un dépaysement total. La Syrie, c'est un peu comme d'être en visite chez des cousins qui ont su préserver les lois de l'hospitalité. L'étranger est pris en charge par la communauté. De plus, vu la mauvaise presse internationale, les habitants se coupaient en quatre pour nous recevoir. Ils ne voulaient pas être assimilés aux exactions du régime.

 

Dans la région de l'Euphrate les Bédouins, légèrement méprisés par les gens de la côte, étaient pauvres, mais avaient cette capacité de survivre dans la steppe. Un Bédouin survit à 50°C comme à -10°C. Il se sédentarise ou repart avec les moutons et la tente quand c'est nécessaire.

AB : dans le cadre de quel genre de missions partais-tu en Syrie ?

JG : je travaillais pour des missions archéologiques, dans le cadre d'un

laboratoire de recherche du CNRS, qui bénéficie d'un cofinancement du

ministère des Affaires étrangères francais. À partir de 1995, je retournais

deux mois par an à Doura-Europos et dès 1997 deux mois par an aussi en

Turquie dans le cadre de fouilles de sauvetage sur l'Euphrate turc. Le site de

Zeugma en Turquie est connu pour ses merveilleux pavements de mosaï-

ques. Ils ont été mis à jour peu avant la fin de la construction du barrage

qui a fait disparaître deux tiers d'une énorme ville romaine. Un peu l'équi-

valent de Pompéi. L'archéologie fait partie de la panoplie d'échanges diplo-

matiques et culturels des Français à l'étranger.

AB : ces missions-là sont terminées aujourd'hui ?

JG: je suis devenue chargée de mission du ministère des Affaires étrangères à l'Institut français d'archéologie de Damas (l'IFPO). J'y suis restée jusqu'au début de la guerre quand l'Institut a fermé. Ensuite, j'ai passé un an à Beyrouth dans une autre antenne de l'Institut. Puis je suis revenue en France. Mais j'ai continué à effectuer des missions archéologiques pour le ministère des Affaires étrangères en Irak, ou avec le CNRS en Turquie. Comme mon terrain était la Syrie et plus précisément la région de l'Euphrate, j'ai prolongé naturellement vers l'est de l’Irak et vers l'est de la Turquie.

AB : mais ce n'est pas pour autant la fin de ta « passion syrienne » ?

JG : la première fouille, le premier pays étranger que tu visites, te marque à vie. C'est un

peu comme une deuxième naissance. On part tout seul, on quitte le nid et, dans une cer-

taine mesure, on se révèle à soi-même. La région de l'Euphrate je l'ai sillonnée huit ans

d'affilée à raison de deux ou quatre mois par an. Je peux dire que je connais chaque

village et que chaque village évoque quelqu'un. Damas, nous y avons vécu trois ans.

On s'approprie un lieu en essayant de le comprendre, de l'intégrer. C'est un challenge

aussi. Ne pas retrouver ta maison, se perdre dans les labyrinthes de la ville... Pour nous,

vivre à Damas était une façon de saisir plus en profondeur la vie du pays, la vie des

Syriens, en étant confrontés aux mêmes tracasseries, à ce qui marche ou ne marche

pas. On comprend aussi beaucoup de choses au travers de l'espace, la manière dont la

ville a été construite, habitée siècle après siècle. À côté de chez nous il y avait par exemple

une petite boutique de deux mètres sur deux. On y trouvait de tout ; tout ce que tu peux

acheter dans une épicerie parisienne de vingt mètres sur vingt. Simplement, ce qui n'était

pas sous la main, le marchand allait le chercher dans ses arrières-boutiques à quelques

rues de là !

AB : tu ne retournes pas en Syrie, mais  tu fais toujours du terrain ?

JG : aujourd'hui, mes missions pour le CNRS concernent les monuments chrétiens de la

Turquie de l'Est. On part en équipe avec un topographe, un ou plusieurs dessinateurs...On ne peut pas faire de l'histoire uniquement sur base de sources écrites. Imaginons une équipe d'archéologues du cinquième millénaire apr. J.-C., fouiller des sites du XXIe siècle sur base d'une collection incomplète de Paris Match et de l'Humanité ! Les sources des conquérants ne relatent pas les mêmes points de vue que ceux des vaincus. De la même façon, être uniquement sur le terrain n'est pas suffisant. Notre équipe du cinquième millénaire tombera sur des tonnes de béton (ce qui n’est jamais agréable!), mais aussi sur une quantité d'objets « made in China ». Que va-t-elle conclure ? Qu'on vivait tous sous domination chinoise ? Que la Chine nous avait envahis ?

AB : parlons de l'association  « Life4Syria » ?

JG : depuis qu'on est rentré du Liban en 2012, c'est le projet qui nous tient le plus à coeur ! L'association a été fondée par des chercheurs qui ont tous travaillé en Syrie. La volonté était de garder un lien vivant entre les Syriens et nous archéologues, cartographes, géographes, géologues... C'est quelque chose qui est venu des deux côtés. On a laissé là des amis et ensemble on a réfléchi à ce qu'on pouvait mettre sur pied. « Life4Syria » est devenu l'interface pour des projets proposés par les réseaux civils syriens de solidarité. Très vite ces réseaux n'ont plus pu faire face aux besoins énormes des réfugiés, des populations bombardées. L'association a un profil international et procure de l'argent pour des projets concrets. Pendant trois ans, ces réseaux de solidarité ont aidé les réfugiés à s'installer dans des villages qui se faisaient bombarder à leur tour. Tout était perpétuellement à reconstruire, mais cette société civile a une énergie incroyable ! Ce sont eux qui

élaborent les projets. Par exemple, dans un village avec des réfugiés les ordures n'étaient plus ramassées.  À la fin de l'hiver,

l

es épidémies (ea le « bouton d'Alep », une mouche qui pond ses œufs sous la peau) risquaient de se développer. « Life 4 Syria » a collecté des fonds pour financer le camion pour le ramassage des ordures, les salaires pour ceux qui allaient les ramasser, les produits de lutte contre la mouche. Parfois les projets concernent l'école, la santé, la nourriture... On aimerait pouvoir rebâtir une boulangerie, créer des espaces protégés pour les enfants. Quatre ans de terreur pour les enfants, c'est terrible !

AB : l'argent vient des institutions ?

JG : en très grande partie, mais aussi de dons privés qui sont super importants.

Ces dons vont à l'urgence. Il y a pénurie de tout ! Depuis 2014, nous avons pu

mener une action continue en Syrie : 2000 familles ont reçu une aide régulière

pour se loger et se chauffer en hiver ; 4000 abris ont été réhabilités pour

accueillir des déplacés ; 12 000 paniers-repas et 3500 kits d’hygiène ont été

distribués ; une cuisine collective a été mise en place pour fournir 1000 repas

par jour ; 150 femmes, devenues seul soutien de famille, ont été formées

à des métiers artisanaux ; 400 enfants ont été rescolarisés dans une école

rénovée ; des kits d’urgence pour les tout-petits (lait, couches, médicaments)

ont été distribués à plus de 1500 enfants.

AB : l'accord signé avec l'Iran sur l'arme nucléaire va changer quelque chose

pour la Syrie ?

JG : peut-être dans son rôle contre Daesh. Mais ce qui change, c'est que la

coalition des milices anti Bachaar-el-Assad gagne du terrain, quand l'équlibre

des forces change, l'intérêt de négocier devient réel pour chaque camp.

« Life4Syria » est une association non politique et non confessionnelle. Du

côté du territoire dit « libéré », qui n'est plus sous contrôle de l'état, il s'avère

que la gestion de la population civile est déleguée à des associations, des mai-

ries, des comités etc. C'est aussi par ce biais-là que les fonds récoltés parvien-

nent en Syrie. Le plus important est que les Syriens ne se sentent pas aban-

donnés. On peut leur venir en aide en soutenant les projets de la société civile

elle-même, pour qu'elle ne dépende pas de tel ou tel pouvoir. Bien sûr il y a eu

des failles dans la société syrienne, mais c'est une population cultivée, qui a

toujours compté de grands poètes, des intellectuels. Aider la population civile, c'est aussi l’aider à maintenir sa culture. Et donc sa dignité d'être humain !

 

Lien vers Life4Syria: http://www.asso-l4s.org/home

Photos 1, 4 et 5, procurées par Justine

 

Justine sur le terrain à Halabiya, ville byzantine de l'Euphrate syrien

L'action de "Life 4 Syria" : distribution d'aide alimentaire et matérielle dans un village, l'hiver dernier. L'organisation des réseaux de solidarité syriens est remaquable : évaluation des besoins, achat des denrées et des couvertures, répartitons en lots et distribution aux familles. Des opérations risquées mais vitales.

artisanat syrien : ces petites merveilles aux couleurs vives ont été brodées créées dans un contexte terrible et qui permettent aux familles sans ressources de vivre dans la dignité.

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