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L’audiotactile

ou la création d’univers vibratoires confortant

Lynn Pook

 

Française par son père et Allemande par sa mère, Lynn baigne dans le milieu de la danse et de l’art depuis toute petite. À Strasbourg, elle passe beaucoup de temps en compagnie d’un vieil homme avec qui elle peint, dessine, fabrique des marionnettes et des théâtres de marionnettes, ce qui lui donnera le goût de la création artistique manuelle. Plus tard, elle s’inscrit à la fac d’arts plastiques de Strasbourg, fait sa maîtrise à Paris et, soucieuse de compléter sa formation par un enseignement plus axé sur la pratique, elle s’installe à Berlin pour suivre les cours de sculpture à la « Kunsthochschule Berlin-Weissensee » (ex-RDA). Elle habite le Diois depuis six ans.

 

Anna Blum : Lynn, ce sont tes cours à l'école de Berlin qui t’ont ouvert à ce que tu appelles l’audiotactile ?

Lynn Pook : le son, je l’ai découvert grâce à un ami graphiste et musicien de mon école et lors d' ateliers sur l'art radiophonique proposés dans la section communication. Berlin comptait en outre une scène musicale expérimentale très importante. Notamment en électroacoustique. J’avais réalisé une première installation en collaboration avec une autre étudiante qui incluait le sens tactile et le son en multi-canal (plus de canaux distincts que pour la mono ou la stéréo). Mais c’est surtout un atelier de performance dans la nature avec une promenade en aveugle et ensuite une expérience de quarante-huit heures en aveugle, qui m’ont ouvert à l’importance du son, du sens de l’ouïe et du toucher. Par ailleurs, pour gagner ma vie à Berlin, je travaillais avec des personnes en situation de handicap (polyhandicapés) et je passais beaucoup de temps à observer ces corps parfois dépendants. J’essayais de comprendre leur rapport au monde. Le troisième élément déterminant dans mon intérêt sur ce chemin est dû à une découverte fortuite. Je m’étais acheté un enregistreur et, alors qu’avec une chorale on chantait dans une ferme, l'idée me vint d'enregistrer les bruits étranges de

cochons parce qu'ils ressemblaient à des voix humaines ! De retour chez moi, un ami eût l'idée d'appliquer un des petits haut-parleurs sur son bras et il constata que la vibration provoquait une espèce de chatouillement. Ce que j'appelai par la suite « l'audiotactile » était né !

AB : le principe consiste à transmettre la vibration du son au corps via une membrane de haut-parleur ?

LP : plutôt à faire sentir à la surface de la peau la vibration mécanique produite lors de la production d'un son dans un haut-parleur. Je voulais que le son et donc ces vibrations se promènent sur tout le corps, ce qui posait un certain nombre de problèmes techniques. J’ai pu les résoudre six mois plus tard, en intégrant une école d’art numérique à Karlsruhe. Un Berlinois, pionnier de l’art sonore, Hans-Peter Kuhn y donnait

des cours et j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur

un premier projet audiotactile que j’ai appelé

« À Fleur de Peau ». Nous étions en 2003. Ce projet

m'a ouvert la porte de nombreux festival d'art numéri-

que et d'art sonore à Berlin, Stralsund, Mont-

réal, Québec, Paris, à Istanbul, dans les pays du

Nord... Dans les années qui ont suivi sont nées

d'autres installations du même type, mais sous forme

de hamacs (Aptium 2004 — Pause). Le dernier et

plus gros projet daté de 2009, est né de la collabora-

tion avec un ami, Julien Clauss qui venait du monde

du son et de la musique expérimentale. Après une

première collaboration sur « Pause », nous avons

monté les concerts audiotactiles appelés

« Stimuline ». Il s’agissait d’un très gros projet qui a

nécessité beaucoup de temps et d’argent. On équi-

pait vingt-huit personnes (plus les deux musiciens)

avec des combinaisons rétrofuturistes, comprenant des

câbles et une prise au niveau du nombril. Dans la salle de concert, les spectateurs se couchaient sur des petits matelas rouges, disposés en cercle par grappe de dix autour d’une matrice, qu'on reliait par les câbles.

AB : le son était donc perçu par toute la surface de la peau et pas seulement par les oreilles ?

LP : j’étais intéressée par le fait de dessiner des déplacements vibratoires grâce aux petits haut-parleurs placés sur le corps. Lors de mon premier travail « À Fleur de Peau », je m’étais rendu compte que j’entendais mieux quand je me bouchais les oreilles. J’entendais par conduction osseuse (comme on perçoit le son de sa propre voix !). L’oreille ressemble à un radar tourné vers l’espace. Quand l’espace extérieur est bouché, l’attention est ramenée sur l’espace intérieur. Ces vibrations n’ont rien à voir avec de la musique amplifiée. Il s’agit de vibrations fines, subtiles. Le travail a ensuite consisté à perfectionner des interfaces, le design, l’adaptation des outils à la morphologie des spectateurs.

 

AB : ces concerts audiotactiles prenaient combien de temps ?

LP : mes premiers projets (Aptium — Pause) duraient dix minutes. Les spectateurs trouvaient l’expérience trop courte. Pour « Stimuline », nous sommes passé à cinquante minutes de concert de musique live improvisée (avec une trame). Julien avait développé différents outils par rapport à la synthèse sonore. Son ordinateur était équipé d’un lecteur de fichiers permettant de retravailler les sons et d'en créer en temps réels et nous pouvions aussi lire des fichiers multi-pistes précomposés. On jonglait avec tout ça. J’avais aussi une sorte de poupée vaudou agrémentée d’interrupteurs, qui envoyait un son aux spectateurs selon l’interrupteur que j’actionnais.

AB : quel effet produit un concert audiotactile de cette durée ?

LP : beaucoup de thérapeutes, d’éducateurs, m’ont parlé du potentiel thérapeutique de la méthode, grâce à la détente que produit l'expérience. Depuis, je suis entrée en contact avec une institution qui s’occupe d’enfants autistes. Un projet naîtra peut-être de cette rencontre. Entretemps, j’ai aussi obtenu un financement de la région Languedoc-Roussillon pour le projet de recherche « Substance Son », qui rassemblait art, recherche et handicap. J’ai rencontré des chercheurs en sciences cognitives, des ingénieurs de l’université de Montpellier, puis j’ai été invitée en résidence à Nîmes où j’ai donné des ateliers avec des enfants autistes. Jusque-là, je travaillais avec des installations très contraignantes permettant un placement précis des haut-parleurs sur le corps. Avec les autistes, j’ai ressenti le besoin d’aller vers des choses plus créatives pour le spectateur, plus sculpturales, soumises à moins de contraintes d'intégration et de design fonctionnel.

J’ai imaginé des sortes d'« objets consolants » tels que des poufs audiovibrants dans lesquels on peut se lover, qui invitent les corps humains à épouser différentes formes.

AB : c'est le concept à l’origine de ton projet « Organ » ?

LP : ces « objets cousins » organiques possèdent chacun une identité audiovibrante, produite par un système mixte mêlant des haut-parleurs et des vibreurs de téléphone (plus simple, moins cher, moins contraignant que les projets précédents). Début 2015, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour une résidence en région Parisienne au Château éphémère, qui dispose d’un fablab, ce qui permet de fabriquer des objets quasi industriellement. J'y ai développé mes prototypes que j’ai dessinés par ordinateur et découpés au laser dans des cartons de Clairette (récupérés à la cave de Die !) Quand j’ai écrit le projet « Organ » en 2013, je n’avais plus envie de gros projets technologiques.

 

Je voulais revenir à des choses simples en lien avec le territoire où j’ai décidé de vivre, ici en Drôme. J’ai donc cherché des matériaux locaux, ainsi que des collaborations locales. Mon choix s’est porté sur le feutre de laine pour l’habillage des objets et une collaboration avec Stéphanie Cailleau. Les aspects techniques, je les aborderai en partie avec le fablab de Crest et j'espère un programmeur d’ici. Par ailleurs, j’ai rencontré une personne qui m’a invitée à développer l’idée d' « Organ » durant une résidence en Drôme du Sud, en relation avec ce territoire. « Organ » renvoie aussi à l’instrument de musique, l’orgue, parce que ces objets audiovibrants vont créer une sorte de polyphonie sonore. Mais au final, ce projet me permettra de tisser des liens sur mon territoire de vie !

Ce n'est pas facile de trouver une cohérence entre le milieu où l'on vit et celui dans lequel on travaille, qui pour mon cas, était

plus urbain jusqu'ici, car les débouchés en art contemporain ou expérimental ne sont pas courants en milieu rural.

AB : beaucoup de choses se croisent dans ta pratique artistique, comment qualifierais-tu ta passion ?

LP : l’écoute osseuse renvoie à l’écoute in utero. L’audiotactile touche aux soins, aux sciences cognitives, au design, à l’électronique et l’informatique, à la musique, au mouvement... L’ouïe est présente dès la sixième semaine de la conception, sans parler du système nerveux lié aux sensations tactiles qui nous constituent déjà dans l’utérus. Cette mémoire s’engrange dans notre cerveau reptilien, d'où la sensation de détente qu’on éprouve la plupart du temps. Ce que j’aime par-dessus tout, c'est de faire vivre une expérience au spectateur qui ramène à l'intime. « Entendre c’est toucher à distance", dit le compositeur canadien Murray Schaffer (qui a aussi inventé le terme d’écologie sonore). L’espace de l’oreille est infini !

AB : d’autres projets en cours ?

LP : depuis que j’habite le Diois, j’éprouve le besoin de travailler en équipe sur des projets plus courts. Avec Joanna Autain nous réalisons ces jours-ci, le projet des moutons pixels à la Biennale Polyculture qui a lieu à la Ferme de Vernand dans la Loire. On fabrique soixante petits manteaux rouge, vert et bleu pour moutons comme les couleurs de l’image lumière. Un autre projet en équipe verra le jour avec la compagnie des « Os posés » à l’hôpital de Die en juin et juillet 2015. On imagine un parcours dans l’hôpital et les EHPAD, avec les matières qui s'y trouvent. Il s’agit là de projets plus légers, plus faciles à réaliser. Le rural et l’improvisation dans l’instant recèlent des matières infinies de création !

 

Lien vers les sites de Lynn : http://www.substance-son.net/

Photo de "Stimuline": T. Galimard

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