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La vénération

Ça ressemble à un poème !

 

Ça lui tombe dessus quand elle fait la vaisselle. Victoria enfile les gants et pense à ses mains à lui, qu’il a grandes. Plus longues que les jambes. En proportion bien sûr et elle s’y connaît en proportions ! Toujours une bricole à calculer rapport aux lessives, aux repas, au nettoyage... Elle se veut cliiiiin, elle ! Madame le dit à tout bout de champ. Nous voulons nous montrer cliiiiin avec toi, Victoria ! Ce qui signifie, propre, idoine, gentil, dans les règles. On connait la loi et on tient à l'appliquer. Quand Victoria enfile les gants, le phénomène lui saute chaque fois à la gorge. Un rétrécissement là où elle avale, et voilà les grandes émotions qui dégringolent en cataracte dans le ventre.

Ils ne devraient pas parler comme ça de leurs enfants ! En même temps, elle a bien saisi que c’est la raison pour laquelle ils restent ensemble, Madame et Monsieur. Madame aime le côté matériel de la vie. Ils en sont à leur quinzième et l’aventure promet de devenir encore un beau succès ! Victoria ne comprend d'ailleurs pas pourquoi Madame et Monsieur discutent de ses livres comme si c'étaient des gosses. On voit bien qu’ils n’en ont pas de vrais, ils ne savent pas ce qu’il advient de l’existence ; elle, qui en mit quatre au monde, ne pourrait pas commencer à écrire des best-sellers! 

Victoria fait son de son mieux pour ne rien montrer de ce qui lui retourne le ventre. Chaque chose à sa place, voilà sa devise. Mais elle n’y peut rien ; avec la meilleure volonté du monde, quand elle observe les mains de son patron ou ses yeux noirs — si remplis de mystère qu’elle pourrait y

voyager toute une vie —, elle se retient de toutes ses forces pour ne pas se mettre à sangloter, et au moment où il lui adresse la parole, malgré la vénération qu'elle lui porte, elle évite son regard.

Elle garde un carnet dans la poche de son tablier pour les courses et les requêtes de Madame. Monsieur n’aime pas qu’elle baisse la tête quand il lui parle. Elle n’a pas besoin de s’humilier comme ça devant lui, ça le rend nerveux. Alors Victoria sort son calepin et note ce qui lui passe par le ciboulot. Il peut bien se dire qu’elle fait le singe comme pour l’imiter, elle s’en fiche. Mieux vaut ce subterfuge que de pleurer bêtement devant lui. Il lui en impose, Monsieur ! 

Victoria le sait : la chance ne lui sourira pas. Madame est très belle, mais elle ne l’aime que pour ses enfants, qui rapportent gros. Elle, par contre, lui prépare de bons petits plats, lui nettoie son linge, veille à ce que tout reluise dans sa belle bicoque. Et elle pourrait donner plus, beaucoup plus que de l’adorer, le vénérer en silence !

Un matin, il a trouvé son carnet. Il l’a lu et est venu la rejoindre à la cuisine. Madame cancanait sans doute chez le coiffeur. Monsieur a pris la tête de Victoria entre ses mains, l’a regardée longuement dans le fond des yeux et a déclaré :

‒ En voilà un drôle d'échafaudage de mots et de phrases ! Un jour, je m’en inspirerai pour écrire un roman d’amour qui triomphera de tous les obstacles. Qu'est ce que tu penses de ça, ma chère Victoria ?

Hélas ! L’incident ne s’est pas vraiment passé comme ça. Le jour où Madame a annoncé à Victoria que Monsieur était parti et ne reviendrait plus, elle est rentrée chez elle à midi, le moral comme un encéphalogramme plat. Elle a dû laisser traîner le carnet sur la table et son aîné s’en est emparé.

‒ Hé ! M'man, ça ferait un sacré drôle de poème  dis-donc: « Sardines/farine/fondu de CAROTTES/ lustre les pieds de la table/la nuit je marche/Amour ! Amour ! CHEMISES à repasser/canard w.c./toiles d’araignées/gazinière à fond faut que ça blinque/aujourd’hui drôle de TROMBINE »... La classe dis-donc, on dirait un tchat pokémon ! C’est ton Mister Goooôldfinger qui t’a appris à écrire comme ça ?

Anna Blum

Photo arrière-plan: Howard Finster, catalogue 25 ans d'art brut. 

Photo Anna Blum

Carnaval Plumes et Poils à Luc en Diois

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