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Le blues

Dans de beaux draps


 

Les mots sont des cathédrales posées sur le bout de la langue. Ils s’élancent vers le ciel, chargés de doutes et de prières.

Cassandre remue la sienne dans la cavité de la bouche. Une autre image lui vient. Celle d’une méduse qui flotte paresseusement dans la mer. Sans les longs filaments bien sûr.

‒ Tire la langue toi, que je voie à quoi elle ressemble !

Le mouton la regarde d’un air abstrus. Il ne peut se transformer en fine mouche, le pauvre, il est du genre ovin ! Cassandre soupire. La voilà dans de beaux draps.

‒Tu veux que je te dise ? Me voilà dans de beaux draps !

Elle fixe l’herbivore droit dans les yeux. Comme c’est bizarre cette fente noire en plein milieu de la bille jaune...

‒Tu piges à quoi je ressemble ? Je t’explique un truc que, malheureusement, tu ne pourras répéter à personne. Il m’a tout simplement oubliée ici, au plein milieu des champs ! Oh ! je sais. La prairie c'est ton salon, ta salle à manger, mais pour moi... Si je dois rentrer à pied, je me tape quinze kilomètres et pas une voiture à l’horizon. Tu penses, sur ces chemins de terre...

Elle s’assied dans l’herbe près de la clôture qui la sépare du mouton. Si au moins il l’avait oubliée sur une aire d’autoroute. Elle serait Rosalba, dans « Pane e Tulipani ». Elle se souvient parfaitement de l’héroïne de ce film exquis. Sur un coup de tête la voilà partie à Venise. Rien de plus romantique que Venise pour une femme qui en a marre du train-train aux côtés d’un mari, pour qui faire l’amour ou la vaisselle sont des corvées assez semblables (à peine le godet dans le lave-vaisselle, on se préoccupe du comment trafiquer pour l’en ressortir) et qui a abdiqué de ses rêves, les uns après les autres.

‒ J’irai vendre des fleurs à Venise et jouer de l’accordéon, comme Rosalba. J’adore la salsa, la rumba, le paso doble, le mambo... Le métro-boulot-dodo me broute, moi ! Je suis sûre que tu me comprends. Dis-moi, quelle est ta passion ?

Cassandre soupire, cueille une herbe sèche et essaie de se curer une dent. Peut-être rencontrera-t-elle enfin un homme qui tombera éperdument amoureux d'elle ? Un type qui ne la laissera pas plantée là comme un vulgaire poireau. Autant qu’elle en prenne un du genre de la romance « Pane e Tulipani ». Elle l’aime bien ce Bruno Ganz en serveur de restaurant islandais. Reykjavik. Le pays aux noms imprononçables. Que peut bien fabriquer un gars de Reykjavik à Venise ? Voilà un mystère qu’elle se promet de lever en revisionnant pour la dixième fois ce film charmant. Il lui tendra un bouquet de fleurs, récitera son poème d’amour et ils s’en iront culbuter le tango final sous les lampions d’une placette de Venise.

Elle se redresse, se tapote les fesses pour en faire tomber les brindilles accrochées à son short. Esquisse un pas de danse. Se tourne vers le mouton et déclame avec pathos :

« Rosalba, da quando lei è partita, la vita è una palude. La notte mi tormenta e il giorno mi delude. Si ho fatto questo viaggio vi è un unica cagione. Que lei ritorni a illuminar la mia maggione ! »  (*)

Le mouton la regarde toujours d’un air abstrus, mais, cette fois, une petite lueur amusée scintille dans le fond de l’œil.

(*) « Rosalba, depuis que tu es partie, la vie est un marécage. La nuit me tourmente et le jour me déçoit. Si j’ai fait ce voyage vers toi, c’est pour une seule raison. Que tu reviennes illuminer ma maison ! »

« Pane e tulipani » Silvio Soldini, 1999

 

Anna Blum

Photos extraites du film de Silvio Soldini

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