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La libération 

Multiples et rares sont les fleurs du Kilimandjaro

 

« Père ». Orlando barre et réécrit, « Cher papa ». Toujours insatisfait, il déchire la feuille et en prend une nouvelle.

« Papa. J’aurais aimé te poser une question avant que tu ne meures. Le fait est qu’elle n’a surgi qu’après ta mort. Je ne pouvais donc, logiquement, en discuter avec toi avant. 

Cette lettre terminée, je m’en vais faire l’ascension du Kilimandjaro par le Machame Gate. On y trouve toutes sortes de fleurs. De la savane, chaude et sèche, jusqu’aux glaciers inhospitaliers, où il ne pousse plus rien. Lande et maquis succèdent à la forêt tropicale, mutilée de terribles coupes à blanc. C’est là — parmi les bruyères arborescentes qui se nourrissent de terres incendiées — que je brûlerai cette lettre. Je regarderai les cendres voleter dans l’air. Une partie se déposera au sol et disparaîtra sous la roche, à l’endroit même où blanchissent les os de charognes, nettoyés par les gypaètes barbus. La réponse jaillira d’elle-même, à un moment où je n’y penserai plus. Ou peut-être que ma question arrêtera tout simplement de me tarauder l’esprit. Elle se sera consumée en même temps que ma lettre.

Les heures qui ont suivi ta mort, j’ai marché sans but sur des boulevards et dans des rues inconnues. Même les bruits de la ville s’étaient drapés dans la pudeur d’un silence épais.

Comment se débarrasser de souvenirs qui empoisonnent la vie ? 

Comment débarrasser la maison d’un mort ? Par où commencer ? Une rangée de beaux livres en cuir noir, doré sur tranche m’a tapée dans l’œil. L’œuvre complète du marquis de Sade se pavanait dans les rayonnages de ta bibliothèque. J’ai pioché au hasard dans les volumes. Question. Ont-ils été ta source d’inspiration, quand, tes nuits d’insomnies, tu me transportais dans ton lit ? Au contraire, est-ce la délectation de moi qui t’a conduit jusqu’au marquis ? 

Une fois de plus, tu m’as fourré dans de sales draps. Hors de question que je ramène ces livres chez moi. Ç’aurait été comme t’accorder un sauf-conduit. J’ai même envisagé de les jeter à la poubelle. Jamais je ne me serais cru capable d’une pensée aussi effrayante ! Mais alors, que faire ?

Voilà comment j’ai résolu le problème. Je suis sorti la nuit, les seize tomes du marquis dans un sac. En marchant, l’idée m’est venue de les abandonner au hasard sur des bancs publics. Un par ci, deux par là... L’indignité flamboyante du marquis, rachetée par la seule dignité du livre. Voilà ce qu’est capable de faire un livre. Que dis-tu de ça ? Le son du livre jeté sur le banc. Poc, poc-poc. Les derniers coups de fusil d’un commando de libération. »

Orlando hésite. Se demande si la fin n’est pas trop abrupte. Ne devrait-il pas terminer sur une formule de politesse ou d’adieu ? Il finit par ajouter : « Multiples et rares sont les fleurs du Kilimandjaro. »

Il se sent léger, presque joyeux. La perspective de la marche en montagne. Respirer, enfin ! 

 

Texte et photo: Anna Blum.

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