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La lassitude

Avant la sonnerie du réveil 

 

Une pointe épicée se devinait, s’entêtait au cœur d’un relent doucereux et insipide. Laura y décelait aussi une touche âcre. Une composante agressive. Âpre ou âcre ? La subtilité pouvait être précisée plus tard. 

Laura avait le nez fin. Elle pouvait énumérer les ingrédients de n’importe quel plat à son effluve, comme un musicien recompose les voix d’une sonate. Tous les jours, elle accompagnait Prosper. Il passait la prendre, la déposait à son travail, conduisait les enfants à l’école et s'en retournait chez lui. En se penchant pour faire la bise à son voisin serviable, la bouffée âcre et rance lui sautait au nez. Pas tous les matins. Uniquement les mercredis et les vendredis. Il ne lui fallut pas longtemps pour identifier l’odeur de sperme. Du sperme, vieux de quelques heures tout au plus, en train de sécher dans les poils pubiens et sur le bas-ventre d’un homme trop tôt tiré du lit...

Ainsi, sans qu’il se doute de quoi que ce soit, elle connaissait déjà beaucoup de lui. Prosper consommait l’amour avec sa femme deux fois par semaine, plutôt le matin. Peut-être trois ou quatre fois, si on comptait le week-end qui est propice à ce genre de choses comme chacun sait. Ils devaient s’accorder une paire d’heures avant la sonnerie du réveil, ce qui leur laissait le loisir de se cajoler et de se rendormir entremêlés.

Mais Laura n'y croyait pas vraiment. L’odeur était trop prégnante pour ça. Elle penchait plutôt pour une partie de baisouillage vite fait, juste avant le lever. Le genre, je décharge ma mitraillette, je reste encore au lit (pendant que ma femme habille les gosses), je saute dans mon survêtement et je fonce les conduire à l’école (sans oublier cette oie blanche de voisine).

Laura n’arrivait pas à trancher : leur appétit les poussait-il à s’imbriquer toujours de la même manière ? À force d’investigation, elle décela d’infimes modulations olfactives. Il lui parut évident qu’au-dessus ou en dessous ne laisse pas d'imbibitions identiques. 

Des questions bien plus graves s'imposèrent le jour où l’odeur du matin commença de se faire rare, puis de disparaître carrément. L’inévitable usure. N’est-ce pas toujours ainsi ? Au début, au jeu de l’amour aucun ne se lasse. Canapé, baignoire, table, lits, fauteuil du grenier, jardin ou cabane et ‒ suprême audace ! ‒ une plage pas même déserte, font l'affaire. Les joueurs se risquent même quelquefois à des variantes acrobatiques...

La dernière fois que Prosper passa la prendre, il sentait le parfum. Un parfum bon marché qui rendait l’air proprement irrespirable. À voir la mine renfrognée et triste des enfants, c’était pas très difficile à deviner : parfum - cher ou bon marché -, c'est des ennuis à la volée !

Texte: Anna Blum

Photo: AB

Arrière plan: AB

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