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La fougue

Tout au fond de l’obscur

 

L’alarme avait retenti, mais à force de sonner pour rien, personne n’y faisait plus attention. Sauf que cette fois, c'était arrivé. Des avions avaient largué leurs bombes et le monde s'était transformé en un vaste champ de vomi.

Margot s’affola à l’idée de Martin couché sous les gravats. Le corps de Martin, ce corps bien-aimé, son amour éparpillé, déchiqueté ! L’écho des déflagrations produisit une drôle de pulsation au niveau de sa gorge et elle s'entendit pousser des cris d’animal blessé. « Shi-shi-shi »... Le monde était devenu un trou béant; gauche, droite, haut ou bas, même le Nord était perdu. Pourquoi aller ici plutôt que là ? Ses jambes la portaient sur des genoux tremblants et ses pieds (elle les sentait étonnement sûrs d’eux !), se mirent à escalader les gravats, marcher en équilibre sur des murs fantômes. Le souffle de l’explosion la poussait. Toute cette énergie de destruction à l’œuvre dans son champ de vision et ses tripes ! Subitement, elle commença de gratter le sol comme un chien. Dégagea ce qui ressemblait à une porte. Une pièce à moitié éboulée baignait dans la pénombre d'un enchevêtrement de poutres, de plâtras et de ferraille. Le vent, engouffré en même temps qu’elle, souleva la poussière.

Tout au fond de l’obscur quelque chose avait bougé. Elle pensa à un oiseau. Pour l’oiseau, le tintamarre de la guerre est oublié dans l'instant. Il ignore ce que le mot signifie. Il s’adapte à n’importe quel changement, ou bien meurt. Mais ce n'était pas un oiseau. Margot ramassa la feuille et se fraya un chemin vers la lumière. Elle pressentit une découverte époustouflante. L’écriture (difficile à déchiffrer), trahissait l’urgence. Bien que la lettre ne lui soit pas adressée ‒ ce n'était pas son nom qui revenait à tous les paragraphes, accolé à des mots gentils, crus, passionnés ‒, ce qu’elle venait de vivre était trop terrible que pour se priver de ce peu de tendresse grappillé par terre et goûté par effraction. Chaque soir, pour se donner du courage, Margot sortait la lettre de sa poche, la lisait, la reniflait, l'embrassait, la serrait contre son cœur. Elle devint son pain et sa patience. Les mots d’amour de "MLKing", à

"Aube éternelle", s’adressaient à son cœur aussi bien qu’à l’autre et elle se garderait bien de la retrouver cette femme chanceuse, alors qu’elle n'avait aucune nouvelle de Martin !

Les jours, les semaines passèrent sans signe de lui, mort ou vivant. Une question insidieuse commença alors de scarifier son âme et ses pensées. Et si c'était Martin qui avait écrit cette lettre ? Il lui semblait en effet reconnaître de-ci de-là une courbe creuse, l'impatience d'un trait, la musique particulière de sa langue. Tout à coup, la lettre lui brûla les mains et la poitrine. Comme elle la détestait ! Un ramassis de sentiments grotesques, exprimés de façon maladroite et grandiloquente par-dessus le marché ! Elle finirait bien par lui tirer son portrait à cette femme au comportement vénal, crapuleux même. Et Martin ! L'avoir cocufié aussi effrontément, en pleine guerre, alors que tant de gens mourraient !

Sa fureur, portée par un souffle puissant, lui fut salutaire. N’était-il pas bon de se laisser blesser, mortifier par elle ? De s’abandonner au frémissement aigu de sa morsure ? Toute cette histoire s’éclairait décidément d’un jour nouveau, et Margot remercia le ciel de lui donner cette fougue, qui la faisait se sentir plus vivante que jamais !

Anna Blum

Photos: AB

Arrière-plan: "La poupée" Hans Bellmer, exposition des surréalistes à Beaubourg.

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