L'insurrection
Le pape et tout le reste
Amaury grimpe les escaliers quatre à quatre. Arrivé au dernier étage, il reprend son souffle, pénètre dans la chambre obscure. Trois mois qu’il l’observe. Il sait qu’elle arrive là tous les mardis et tous les vendredis ( parfois aussi le samedi) à dix-huit heures, et qu'elle trimballe toujours une trousse noire en bandoulière. Exactement trente secondes plus tard, une lumière dénonce la tabatière du grenier, mais cette lumière ne reste jamais longtemps. Elle quitte l'immeuble à peu près deux heures plus tard, le fameux sac à l’épaule.
La pièce baigne dans une lueur rougeâtre. Amaury cherche l’interrupteur. Occupée à son tirage, Fanny pousse un cri de stupeur. En une seconde, il est sur elle, la saisit par le bras, lui arrache ses vêtements, défait sa ceinture, l’oblige à se pencher et la pénètre violemment par derrière. Trois mois qu’il pense à ça ! Quand il a terminé le travail, il la traite de salope.
‒ Réponds, salope, t’as joui ? Avoue que t'as joui !
Comme elle ne réagit pas, il l’attrape par les cheveux, la traîne dans les escaliers. Arrivé en bas, il lui flanque un coup de pied dans le ventre puis s’en va en continuant à l’injurier. « Salope… salope… »
Fanny remonte les escaliers à quatre pattes. Elle saigne. Sa gorge est sèche et brûlante. Son cœur, effrayé, cogne aux barreaux de la cage thoracique.
Arrivée au labo, elle tente de se remettre debout, vacille, ne comprend pas ce qui lui est tombé sur la tête, enfin sur... et reste là, à genoux, en se tenant le ventre. Au bout d’un moment, elle lève la tête et voit. La lumière. Ses photos suspendues au fil à linge. Son film dans le bain révélateur. La grève des intermittants, l’entartage de BHL, le Pape dans sa papamobile… Deux semaines de travail, grillées en quelques minutes !
‒ Trente-deux ans et toujours pas mariée ! Le gendarme lui lance un clin d’œil. De mon temps, les femmes se casaient, faisaient des enfants et restaient sagement à la maison. Rien de mal ne pouvait leur arriver... Donc vous affirmez qu’il est entré dans vot' labo photo, qu’il vous a arraché vot' jupe et vot' slip et qu’il vous a pris par derrière ? Par derrière ou par le derrière ? Voyez ce que je veux dire ; par-derrière ça se pourrait que ce soit par l'avant, alors que par le derrière c’est clair que c’est pas par devant.
Il continue de taper la déposition avec zèle et à un doigt.
‒ Donc je répète, il vous a injuriée. Il aurait dit, salope… Z’êtes sûre ? Il lève la tête, regarde Fanny, puis son écran, puis à nouveau la jeune femme.
‒ L’ordinateur souligne en rouge, voyez… J’ai essayé avec un p, il souligne. Je mets deux p, rebelote. J’aurais préféré aut' chose. Y’a le choix. Mais bon, si vous affirmez qu’il a dit salope, tant pis.
Il se penche sur son clavier.
‒ J’répète donc : il m’a attrapée par les cheveux, m’a traînée dans les escaliers… ça n’a pas dû être évident, vu vot' coupe... Y’en a qui ne se facilitent pas le travail !
Le salut se trouve dehors. Dans la grande clarté du ciel. Fanny aspire à la lumière, cette incandescence qui lui a pourtant bousillé son travail. Elle voudrait devenir oiseau. Glisser en silence. Sentir le vent caresser ses cheveux. Se laver de toute la noirceur du monde et se jeter dans les bras du soleil.
‒ Donc, il vous a donné un coup de pied dans le ventre et puis il serait parti en continuant à vous injurier ?
Il tape : en continuant à m’injurier et s’arrête pensif.
‒ Et vous ne voyez absolument pas qui ça peut être ? Enfin, cherchez bien, vous ne vous êtes pas disputée avec quelqu’un, vous ne devez pas de l’argent à gauche ou à droite ? Et puis, ces photos, c’est si important que ça ?
Fanny dégringole de façon abrupte sur terre. Elle trépigne de rage. L'insurrection salvatrice est en route !
‒ Et ma terre bousillée... et mon ciel... et moi et ma... et mon moi tout petit tout profond... pas si important que ça ? Mes photos pas si important que ça ? Toutes grillées dans le bain révélateur, le pape et tout le reste ! Deux semaines de travail ! Qui va me payer tout ça ?
Le gendarme se tourne vers elle, l'air interdit.
‒ Ben dis-donc, le pape grillé dans son bain comme une vulgaire tartine dans le grille-pain ? En voilà une bien drôle de nouvelle !
Texte et photo Anna Blum
Arrière-plan: décalque encre et aquarelle sur papier, Henry Darger
collection art brut, Lausanne.
