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L’aplomb

Le poids d’une main sur un genou

 

 

Jeanne et Claude sont assis côte à côte. Ils déménagent enfin vers un endroit plus lumineux, plus confortable. Des bureaux digne de ce nom. Presque trois parts égales dans ce remue ménage : une part à donner, une part à jeter, une part emballée dans des caisses. C’est elle, Jeanne, qui conduit la camionnette. Claude veut lui dire quelque chose. Poser sa main sur son genou d’une façon naturelle. Cette fois il ne laissera pas passer sa chance ! Trois ans qu’ils se côtoient, s’observent en secret. Trois années d’une subtile danse de séduction, l’air de rien, dans la pénombre. La main ne doit surtout pas trop peser. Il s’agirait presque d’un geste accidentel, transmué en opportunité innocente. Aujourd’hui, nous nous connaissons si bien, n’est ce pas ? Il abandonnera sa main sur ce genou afin de suggérer l’effleurement d’une aile d’oiseau migrateur. Il la retirera aussitôt en amorçant un mouvement délicat vers le haut. Vers la cuisse, puis le pli de l’aine et l’entrejambe. Plus un frôlement qu’une caresse. C’est alors que Jeanne lui demande s’il a vu le film hier soir à la télévision. Bien sûr qu’il a regardé « Les Heures », de Stephen Daldry! The Hours... Pour la troisième fois déjà. Presque comme s’il connaissait ce chef d’oeuvre par coeur.

Il y est question d’amour. Amour à tous les étages. Amour de l’art. Désir d’amour. L’amour de l’enfant pour sa mère, de la mère pour son enfant, l’amour des hommes pour les femmes, des femmes pour les hommes, des femmes pour les femmes, des hommes pour les hommes. L’impossibilité de l’amour. L’incommunicabilité de l’amour. La prison de l’amour. La grande douleur de l’amour. La solitude de l’amour... Il revoit la belle Julianne Moore, lisant « Mrs Dalloway », emportée par les eaux du désespoir et Virginia Woolf, s’enfonçant dans la rivière d’Ouse, des pierres dans les poches cherchant à se noyer. L’implacable réalité anéantit le désir de Claude en plein vol. Trois années d’obscure gestation, de petits espoirs et de grandes attentes, balayées d’un trait. Qu’avait-il imaginé ? Quelle fantaisie écoeurante ! Rien n’est à initier, ri-gou-reu-se-ment rien, qui ne soit déjà achevé… 

Résigné, tassé sur son siège, la tête enfoncée entre les épaules, les bras et les mains comme aspirés dans le sol, il va se mettre d’accord avec sa collègue. Il ira à la déchetterie et pendant ce temps, Jeanne nettoiera leur ancien bureau de fond en comble. 

Mais ça ne se passe pas du tout de cette manière. 

Après avoir répété à Jeanne qu’il a vu « The Hours » trois fois, et toujours avec autant d’émerveillement, autant d’émotion, Jeanne gare la camionnette sur le bas-côté de la route, se tourne vers son collègue, pose une main ferme sur son genou à lui. Le reste n’est pas difficile à imaginer. La gestation avait pris fin. Le temps était venu pour eux d'entrer en pleine lumière. De libérer le serpent de l'amour, cet étrange sensation d'ondoiement qui s'empare des tripes et écorche les coeurs!

Texte et photo: Anna Blum

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