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La tendresse

La soupe de guenmai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hou-Chi trouve ce qu’il ne cherche pas : six bols d’un blanc immaculé, dont la forme ressemble à un œil grand ouvert sur le monde. De toutes petites taches en forme de nuages sont éparpillées d’une façon aléatoire dans la porcelaine. Elles ont la couleur du ciel. D’infimes morceaux de ciel, tombés dans la neige.

Arrivé chez lui, il se met tout de suite à l’ouvrage. Il verse le reste de la bouteille d’huile dans la vieille casserole en fonte, la pose sur le feu et y ajoute une poignée de riz rond. Il remue les grains avec une cuillère en bois, jusqu’à ce qu'ils  deviennent translucides. Ensuite, il verse une cruche d’eau, ajoute deux feuilles de laurier et deux branches de thym serpolet. Il coupe trois belles carottes en fines rondelles et deux poireaux, dont il prend soin d’enlever les parties filandreuses. Il laisse le tout cuire sur le feu et ajoute encore de l’eau, afin que les légumes soient entièrement recouverts.

Le vieil homme est soucieux. Bao, sa petite-fille, est malade. Oh, rien de très grave ! Une toux sèche. Un peu de fièvre, qui la contraint de rester au lit. Elle ne mange presque plus rien depuis trois jours.

Les bols ont rappelé à Hou-Chi la guenmai. La soupe de l’éveil et de l’illumination intérieure. Avec l’aide des cinq éléments, sa petite-fille sera bien vite sur pied ! Il a hâte de la voir jouer à nouveau dans l’impasse, près de la maison. Là où les aigus de sa voix se confondent avec le bruit de la fontaine et le pépiement des moineaux.

 

Anna Blum

Illustration: Nell Boulet

La fidélité

Le diable marie sa fille

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le passé, le futur, ça n’existe pas. Avant, après... On est vivant dans le présent à ce que je sache !

India et Saad se tiennent par la main et regardent le paysage baigné d’un ciel d’orage. Une vallée s’offre à eux dans une vision de début du monde.

Saad défend quant à lui l’idée d’un temps linéaire multiple. Cinq lignes minimum. Comme la portée musicale.

‒ Le temps c'est de la musique, affirme-t-il. Lento, largo, accelerando, vivo, morendo… Une symphonie cosmique improvisée mesure après mesure, qui fluctue de majeur en mineur (et inversement), où les intervalles entre les notes ne sont absolument pas fixes.

‒ Réfléchit, mon amour : si les intervalles fluctuent selon leur bon gré comme tu dis, pourquoi y aurait-il besoin d’une portée, hein ? Objecte India.

Le soleil vient de retirer son imperméable et secoue les dernières gouttes d’une averse estivale.

‒ Le diable marie sa fille, s’écrie-t-elle, on peut faire un vœu !

Un magnifique arc-en-ciel plante, en effet, ses pieds dans l’herbe verte de la vallée qui fume, coiffée par l'astre radieux. India et Saad y évoluent en Adam et Ève, dépouillés qu'ils sont de la peur, délestés de tout pesant souvenir. Ils se promettent de s’aimer toujours, ferment les yeux, s’ouvrent aux cris des oiseaux, au concert des insectes. Les brindilles qui craquent et au loin, le grondement du fleuve, limoneux d’argile. L’air les porte au ciel comme une montgolfière. Mais, voici que tout paraît petit, si petit ! Et si léger, si transparent, si insignifiant, le temps, la musique, les maisons, les vaches, les promesses... Les voilà contraints à une alliance au goût de raisins acides : demeurer fidèles à leur serment et renfiler leurs habits de mémoire pour continuer le voyage à pied, ou se dissoudre dans l'oubli et l'éloignement de toute chose.

 

Anna Blum

Illustration: Nell Boulet


 

La suavité

Un baiser érotique et chaste

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Surpris, Franck tient l’enveloppe à contre-jour. Tente d’en deviner son contenu. L’écriture ne lui rappelle rien. Il l’ouvre aussitôt et lit.

 

« Cher ami,

souviens-toi, jadis tu te plaignais de ne plus jamais recevoir de lettres. Aujourd’hui, j’ai pris ma plume de calligraphie et cette feuille jaune crème (du papier recyclé) pour t’écrire.

Cette nuit j’ai fait un rêve. Quand tu liras ma lettre, cette nuit  sera bien sûr devenue une nuit passée. Une nuit passée donc, j’ai rêvé de toi. Je venais te chercher à l’aéroport. Peut-être d'ailleurs était-ce un autre de ces endroits impersonnels où les gens ne font que se croiser, tout absorbés qu'ils sont par la poursuite d'une chimère. En tout cas, c’était un lieu public. Plutôt que de t’embrasser sur la joue, je t’ai embrassé sur la bouche. Pas par distraction ou par hasard, non, je l’ai fait exprès. Bien sûr, tu as été surpris et tu as fait, oh ! Un “Oh”, dans le fond de la gorge, de ta voix chaude et joyeuse, mais pas parce que tu étais fâché ! »...

 

Il interrompt sa lecture. Malgré lui, il laisse échapper un petit « Oh ! », pose le bout des doigts sur ses lèvres.

 

... «Pour prononcer une voyelle, les lèvres sont obligées de se séparer. J’en ai profité pour enfoncer ma langue dans ta bouche et chercher la tienne» ...

 

ll ouvre la bouche, sort le bout de sa langue, s’humecte les lèvres, regarde un moment dans le vague avant de continuer sa lecture.

 

... «Un baiser chaste et pourtant érotique. Ou le contraire. Oui, j’aurais dû écrire : un baiser érotique et pourtant chaste. Je ne veux pas raturer ma feuille. Je veux que cette lettre ait l'aspect d'un tableau. Qu’elle ressemble à une estampe japonaise. Je n’ai pas voulu écrire un brouillon. J’avais trop peur d’oublier l’essentiel en voulant faire trop propre.

Les rêves sont ainsi. Saugrenus. Ils bondissent d’un sujet à l’autre, sans trimballer derrière soi ce qui encombre la vie. Nous étions nus tous les deux, couchés sur un lit et j’ai senti mon ventre bouger. Tu le sais, j’ai eu un enfant et il n'est pas de toi. Je voyais la peau de mon ventre ondoyer. D’abord, je n’ai pas compris de quoi il retournait. Je trouvais ça beau, mais étrange. J’ai pris ta main, l’ai posée sur cette espèce de vague et, du coup, j’ai saisi. J’étais enceinte ! L’incroyable sensation, le poids, la tension... Cette chose qui bouge à l’intérieur de toi et qui n’est pas toi. Une galaxie protéiforme dont tu étais le jardinier, le sculpteur et le créateur» ...

 

Il murmure : enceinte de moi ! laisse tomber la tête en arrière et contemple le plafond de sa cuisine.

 

... «C’était formidable de sentir ta main sur mon ventre. De la voir dessiner les courbes de la tête et du dos de notre enfant. Une fillette est née et tout de suite elle s’est occupée à mettre de l’ordre dans mes affaires. Elle avait le teint rouge et marchait en posant d’abord les orteils au sol. Elle était magnifique ! » ...

 

Nom de Dieu de nom de Dieu ! Est-ce que je suis obligé de lire ces insanités ? Franck est ému et plus perturbé qu’il ne veut se l’avouer.

 

... «Il restait un morceau de pain. Je m’apprêtais à le trancher en trois quand tu m’as montré comment faire pour ne pas l’abîmer, ne pas en gaspiller la moindre miette.

Voilà, cher ami, tu te plaignais de ne jamais recevoir de lettres. J’espère que celle-ci t’a plu ! Je t’embrasse et le fait de l’avoir rêvé, me fait goûter ce baiser avec toute la fraîcheur et la suavité d’un vrai !

 Je pense à toi,

Vicky, ton amie de toujours ».

 

Empêtré dans sa perplexité, Franck tripote la lettre, la tient à bout de bras, la couche sur sa longueur, la bascule tête en bas. Elle a raison, réfléchit-il. Il y a un côté estampe japonaise dans cette écriture. Les montagnes et les vallées des mots. Les espaces entre les phrases. L’idée d’un paysage, posé dans un éternel présent.

 

Anna Blum

Illustration: Nell Boulet

 

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