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L’appréhension

La dangerosité de la manœuvre

 

 

 

Jules et Lise marchent côte à côte. Leurs corps se meuvent d’un même pas tranquille sans jamais se toucher. De temps à autre à peine un léger frôlement. La conversation va bon train. Tous les sujets ouvrent à des résonances. Ils aiment les douces collines des bocages normands, la mer, le Passage de la Déroute. Se sentir portés par les vagues, le plaisir de la voile, hisser le spi par vent arrière et virer lof pour lof. La dangerosité de la manœuvre ! Manger des moules, se plonger dans un bon roman le soir avant de s’endormir...

- Comme c’est curieux, s’étonne Jules. Nous marchons ensemble sur la grève. Hier, nous nous connaissions à peine et aujourd’hui j’ai l'impression de te côtoyer depuis toujours, d’avoir trouvé mon double féminin...

Lise acquiesce. S’il subsiste le moindre doute, son assurance à elle, la joie insouciante qu’elle donne à lire sur son visage, vient le combler. Jules s’en fout de savoir si son geste est prématuré, le vent du large le porte. Mais Lise se raidit sous le poids de ce bras noir d'ébène. Elle monte les épaules, lève un chouïa le menton pour protéger la nuque. Un mouvement imperceptible pour l’œil, mais dont il ressent sur-le-champ la signification dévastatrice.

Il réfléchit à toute vitesse : retirer son bras confesserait une faiblesse. Le laisser, un manque de sensibilité. Alors il l’abandonne là comme une branche morte, un quartier de porc sur le dos du boucher à la sortie de l’abattoir.

 

Curieusement, ils ne sont plus du même avis. Lise n’éprouve pas toujours le besoin de recourir à un coéquipier. Elle raffole de la chanson « Green Grass », de Cibelle ; lui ne jure que par Chuck Berry. "Le rock, c’est sexuel, immoral et une manière transgressive de gommer les différences entre les races". Citation d’une mandataire américaine ultraconservatrice des années cinquante, tient à préciser Jules. Lise déteste la chasse et ne mange jamais de viande, tandis qu'il apprécie le civet de sanglier et le chevreuil à la braconnière. Jules se veut un anticlérical farouche, se revendique libre-penseur. Lise aussi, mais elle se voit bien en belle robe de mariée sur le perron d’une église, un jour où il y aura plein soleil et des amis qui lui lanceront du riz sur la tête. Parce que ça porte bonheur à ce qu’il paraît. 

 

https://www.youtube.com/watch?v=0yPMdWxSxUg

https://www.youtube.com/watch?v=1U_hRhImaBU

 

Anna Blum

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