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La félicité

L'abbaye aux neuf portes


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Félix lève la tête de son guide touristique. Tout correspond. Le voilà enfin devant cette fameuse "Abbaye aux neuf portes". Les deux premières salles de l’abbaye sont désaffectées, dans un état de délabrement avancé. Inutile de s’y attarder, dit le prospectus. Du briquaillon et des détritus assourdissent l’écho de ses pas sur du carrelage défoncé. À l’autre bout, la pièce ouvre sur un taillis d’où s’échappe un sentier étroit. Des empreintes de pieds sont visibles dans la terre encore humide du crachin de la nuit. La broussaille — pour l’essentiel des ronces, des prunelliers et du jasmin en fleur — mène à un jardin, entretenu avec simplicité et astuce. En se laissant aller sur la pente douce, on ne peut qu’aboutir à une des galeries du cloître.

Le long couloir, pourvu d’un dallage géométrique en trompe-l’œil, lui rappelle vaguement quelque chose. Le soleil commence à chauffer. Tandis qu’il cherche à s’abriter à l’ombre du porche, une escouade de chevaux blancs s’approche au galop. Félix prend peur. Ne vont-ils pas le piétiner, continuer leur course effrénée et disparaître aussi brutalement qu’ils sont apparus ? Ils s’immobilisent à quelques pas de sa personne et il reconnaît des mustangs. Les bêtes l’observent, les naseaux aux aguets. Sur un signe de la jument dominante, elles font brusquement demi-tour et l’invitent à les suivre. Le bout de la galerie s’ouvre sur la salle « Passion Tendre et Sauvage ». Un couple de ces chevaux se prélasse dans l’herbe verte. Ici, fini le carrelage froid et bruyant. La tête à côté des mamelles de sa compagne, l’étalon lui lèche le ventre, tandis que son sexe pointe, bandé, rose-pastel, vers les naseaux de la jument. Le groupe se comporte comme une meute d’adolescents lâchée dans la nature. Quelques-uns ruent des deux pattes arrière. D’autres s’ébrouent et lancent leur crinière vers les voûtes en berceau du plafond et le Royaume Céleste. Une foule de pensées charnelles les anime, ainsi qu’une joie espiègle.

Un mur sépare la galerie de la nef. "Longez le mur. Gravissez les marches, vous vous trouvez maintenant dans la salle capitulaire", annonce le guide. Une grande salle, paisible, méditative. Le père abbé et la mère-abbesse se tiennent derrière la chaire. Ils viennent vers lui, main dans la main, pour l’accueillir avec des paroles aimables. L’incarnation parfaite de la dyade. Le tao de l’amour contemplatif. Un peu de toi en moi, un peu de moi en toi. Être deux pour être Dieu, etc. Félix ne manque pas d’observer que la robe du bon abbé exhibe des taches que celui-ci tente vaille que vaille de recouvrir de sa main libre. Le couple l’accompagne à la chapelle et l’invite à admirer la statuaire de l’abbaye. "La communauté a mis longtemps à constituer cette collection et elle fait toute leur fierté. N'oubliez pas de pousser la porte d'une annexe discrète, qui donne dans un jardin tenu secret", détaille le prospectus touristique.

Une odeur d’humus monte du sol. Les sculptures et bas-reliefs parlent des façons d’aimer Dieu. Et ce, dans toutes les positions imaginables. À deux, à trois, ou à beaucoup en même temps. Instructif, en effet, et de très belle facture ! De véritables chefs-d’œuvre qui doivent valoir très cher. Cependant, les calottes de certains lingams montrent des traces d’usure, dues à autre chose que le seul passage du temps. Poser des questions est superflu. Le regard lascif de la mère-abbesse en dit assez long.

Félix suit les recommandations du couple avec scrupule et aboutit à la salle des frères et sœurs convers, au travers un passage insolite. L’orifice — Courbet lui donne le titre d’Origine du Monde — bée, sculpté à même le marbre rose chair du transept.

Il règne dans la pièce une ambiance feutrée et paisible. Le sol est recouvert d’épais tapis berbères. Ça et là, de petits groupes d’hommes et de femmes vaquent à des occupations communes. D’aucuns fument le narguilé, d’autres tournent sur eux-mêmes et leurs robes dessinent des calices de fleurs.

Une femme vient à sa rencontre, pose une main sur ses reins. Ils se couchent à même le sol. Un soupçon de parfum de menthe flotte dans l’air. Du fond de la salle s’élèvent des notes de musique. Des doigts pincent et caressent les cordes d’un oud, une bouche embrasse sa clarinette, des paumes font vibrer la peau d’un tambour. Les musiciens se mettent à jouer "Conte de l’incroyable Amour" d’Anouar Brahem. Comblé et en paix, bercé par la mélopée suave, Félix s'endort, tandis qu’au loin résonnent les martèlements sourds des sabots sur le carrelage du cloître, et le rire irrévérencieux des chevaux blancs de l’Abbaye aux neuf portes...

 

Anna Blum

Illustration: Nell Boulet

 

 

L’effroi

Une simple membrane 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ça s’était passé de la façon suivante. Ils s’étaient retrouvés au lit dans une minable mansarde, avec le halo blanchâtre de l’éclairage public comme unique lumière. Malgré son désir de lui, Alia avait eu très mal. Elle était stupéfaite par les qualités de résistance de l’hymen. Tant de coups de butoir, de cris et de pleurs arrachés pour faire plier une simple membrane !

Elle avait senti le liquide chaud se répandre par jet sur ses cuisses et imprégner les draps. Elle se souvient avoir eu peur de se trahir en ouvrant la bouche chez le dentiste le lendemain matin.

Le sang avait dessiné une énorme tache rouge sur le drap sale, et elle s'était effrayée de laisser cette part d’elle à un presqu'inconnu. Plus tard, Alia comprit qu’il lui avait menti. Il n’était pas celui qu’il prétendait être.

Avec son membre, il avait introduit le mensonge dans la partie la plus intime de son être, et Alia se creusait les méninges pour trouver le moyen de s’en débarrasser.

 

Anna Blum

Illustration: Nell Boulet

L'évanescence

Dieu ou les yétis il faut choisir

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fillette rit. Ses longs cheveux blonds volent dans le vent. Elle crie : « Plus vite, plus vite ! » et Dieu pédale de toutes ses forces. Elle se tient fermement au guidon, ses petites mains entre celles de Dieu, assise en amazone sur la barre du vélo. Dieu porte un caban en grosse toile bleu foncé et un béret basque. Il a les cheveux noirs, de grands yeux verts et des taches de rousseur sur le visage. Dieu porte beau comme un dieu et la fillette en est éperdument amoureuse.

Tranquillement, ils ont instauré un rituel à l’heure où le soleil commence à montrer les premiers signes de fatigue. Dieu enfourche son vélo, fait aller la sonnette à tout va au large de la maison de la petite fille — plus pour le plaisir du tintamarre (elle se tient toujours prête à leur lieu de rendez-vous) et l’installe sur la barre de sa bicyclette. Ils partent sur des chemins de terre en sifflotant. Quelquefois ils chantent « À la claire fontaine », ou « Cadet Roussel ». La plupart du temps, ils se racontent des histoires. Ce qu’ils ont fabriqué durant la journée. A-t-elle bien travaillé à l’école, que va-t-il manger ce soir, à quelle heure se couche-t-elle... Il roule au ralenti là où le sentier se creuse et se cabosse, pour ne pas que la barre heurte les deux pommes rondes de ses fesses.

Ce jour-là, Dieu est tout ému. Dernière fois qu'ils vagabondent sur les chemins du Paradis parce que demain il se marie et part habiter à la ville avec sa femme.

La fillette se tait, déglutit comme un serpent avale un œuf et cligne des paupières. À peine arrivée à la maison, elle file dans sa chambre, attrape sa poupée, lui flanque une trempe magistrale, l'agrippe par les cheveux, la tournoie en l’air et la catapulte par la fenêtre. Elle court après le chien pour lui faire subir le même sort. Celui-là même qui les accompagnait en jappant à côté du vélo de Dieu. Pour qui il se prend celui-là à remuer la queue ? Comme si elle avait envie de jouer ! De rage elle ramasse « Le Roi de la forêt des brumes » (*) — son livre préféré — s’apprête à le fourrer dans la poubelle, quand sa mère la saisit par le poignet.

Petits et grands cœurs battent des rythmes discordants. À force d'écoute et de patience, ils trouvent quelquefois l'harmonie. Assise sur les genoux de sa maman, sa colère tombe de quelques degrés quand celle-ci lui propose de lire l’histoire d’Ashley, perdu dans les neiges de l’Himalaya. La fillette lui redemande toujours le même passage, celui où le garçon est emporté dans les bras de Roux, le yéti, vers le royaume de la forêt des brumes. Oh ! Elle les aime d’un amour féroce ces êtres qui ne sont ni tout à fait des animaux, ni tout à fait des hommes. Elle jure qu’une fois adulte, elle ira vivre au pays de ces créatures mystérieuses et magnifiques !

- Tu as raison, lui dit sa maman, si tu veux, on regardera sur une carte comment on y arrive.

Et elles se mettent à fredonner la chanson des yétis heureux. Une ritournelle entièrement de leur cru, sur l’air de « As-tu vu, la casquette du père Ubu ? ».

La pétulance de Dieu, sa grande beauté, l’amour qu’elle éprouve pour lui, semble déjà plus floue, plus vague. Elle va le regretter, c'est sûr. Mais à tout prendre, elle préfère les yétis. Au moins ceux-là ils existent vraiment, et ce n'est pas demain qu'ils vont être rayés de la carte !

(*) « Le roi de la forêt des brumes » Michael Morpurgo

 

Anna Blum

Illustration: Nell Boulet

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