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L'écrivain colombien Alvaro Mutis est décédé le 22 septembre 2013. Ce conte est paru dans le quotidien "El Tiempo" de Bogotá en 1995 et est reparu à l'occasion du décès de l'auteur. À ma connaissance il n'a jamais été publié en livre ni traduit en français. L'histoire est comme un appendice à la troisième partie ("Jamil") du roman "Le rendez-vous de Bergen, triptyque de mer et de terre"(1993). C'est aussi l'adieu de l'auteur à son personnage, Maqroll el Gaviero. Celui-ci est apparu d'abord dans sa poésie ("Les éléments du désastre", 1953) et ce n'est qu'en 1985 qu'il devient le héros de romans: "La neige de l'Amiral", "Ilona vient avec la pluie", "Un bel morir", "La dernière escale du Tramp Steamer", "Écoute-moi Amirbar", "Abdul Bashur, rêveur de navires", "Le rendez-vous de Bergen, triptyque de mer et de terre".
Mutis a vécu sa petite enfance en Belgique et il a gardé toute sa vie une prédilection pour ce pays. Il y fait souvent allusion (c'est le cas dans le conte).

Pierre Mignot

Bogotá, septembre 2014

 

Un roi mage à Pollensa

Alvaro Mutis

 

 

 

 

Je ne l’avais plus revu depuis le jour où mon épouse et moi lui avions rendu visite à Pollensa et qu’il nous avait raconté son histoire avec Jamil, le fils d’Abdul Bashur et de Lina Vincente, et l’irrémédiable tristesse que lui avait causée l’obligation de se séparer de l’enfant en partance pour le Liban avec sa mère.

Quelques années plus tard, j’ai dû me rendre à Anvers à l’invitation de la Télévision belge pour participer à une émission sur les Belges illustres immigrés en Amérique latine. Entre deux prises, un assistant du réalisateur s’approcha de moi et me glissa rapidement à l’oreille :

- Votre ami Maqroll est à l’Hôpital de la Marine marchande. Allez le voir. Ce n’est rien de grave, mais votre visite lui fera du bien.

Je n’ai pu obtenir plus de détails, car mon entretien avec le présentateur reprit à l’instant et, à la fin, je ne réussis pas à savoir qui était la personne qui m’avait parlé à l’oreille. À la sortie des studios, j’ai arrêté un taxi et, quand j’ai expliqué au chauffeur où je voulais me rendre, il m’a répondu avec un excès d’honnêteté peu fréquente dans la profession :

- Cet hôpital se trouve derrière le coin des studios, au fond d’une rue sans issue. Cela vous prendra trois minutes pour y aller.

C’est ce que j’ai fait et quand je me suis informé de mon ami à la réception, une infirmière, qui remplissait le formulaire d’un rapport médical, m’a dit en flamand :

- Venez avec moi, je vous accompagne.

C’était une Flamande typique aux formes généreuses et au teint transparent d’une fraîcheur admirable. Sur son visage flottait un sourire empreint de cette affliction toujours présente dans les vierges de la peinture flamande.

Maqroll était là, les deux jambes dans le plâtre, assis dans un fauteuil roulant et le regard perdu dans quelque paysage fait de mer, de désespoir et d’acceptation résignée.

- Par le frère de Renée, m’expliqua-t-il en m’indiquant l’infirmière, j’ai su que vous étiez ici et c’est par son intermédiaire que je vous ai fait parvenir le message de venir me voir. Le sourire de la femme s’amplifia en un signe de franche sympathie et après avoir arrangé les coussins qui soutenaient la tête du Gaviero, elle se retira et me dit au revoir en flamand. Pour la remercier et lui exprimer ma sympathie, je dus exhumer le peu de mots de cette langue ardue que j’avais apprise dans mon enfance à Bruxelles. Maqroll fit un commentaire dans la même langue que je ne parvins pas à comprendre, mais qui réussit à faire monter le rouge aux joues de l’aimable Renée.

- Mais qu’est-ce qui vous est arrivé, bon Dieu ? Comment avez-vous atterri dans l’hôpital de ce port que vous avez le plus fréquenté dans votre vie, selon ce que vous-même avez l’habitude de répéter, lui demandai-je. J’étais vraiment intrigué par cette immobilité forcée de quelqu’un en qui l’inactivité m’avait toujours semblé inconcevable.

- Je me suis fracturé les deux jambes dans les entrepôts, alors que j’allais inspecter une cargaison que nous allions charger sur l’Aconcagua, un navire de contrebande sur lequel je naviguais comme assistant du contremaître, emploi- comme vous devez le savoir- inconnu dans la marine marchande, mais que le capitaine, un vieil ami, avait inventé pour moi. Les amarres qui maintenaient quelques caisses de machines sur la plateforme de la grue lâchèrent soudain et un engrenage de cinquante kilos vint s’écraser sur mes jambes, avec le résultat que vous voyez.

Quelque inquiétude dut se noter sur mon visage, car, immédiatement, il me rassura :

- Rien de sérieux, je pourrai marcher à nouveau quand les os seront ressoudés. N’allez surtout pas vous imaginer me voir marcher avec des béquilles pour le restant de mes jours.

Et il éclata de ce rire qui lui est tellement propre, qui va se perdre au fond de sa poitrine sans jamais sortir complètement à l’extérieur.

Déjà plus rassuré, je me suis lancé alors dans une série de questions sur sa vie et ses exploits depuis notre dernière rencontre, ce qui constitue toujours l’essentiel de notre relation. C’est la manière dont nous nous plongeons dans une succession d’épisodes, tous teintés de cette pénombre dans laquelle s’écoulent les journées de mon vieil ami. Le mois de décembre était déjà fort avancé, et je ne sais pourquoi, il me vint à l’idée tout à coup de lui faire remarquer que, sûrement, il devrait passer les fêtes de Noël dans son fauteuil roulant sous l’affable vigilance de Renée l’infirmière.

- C’est une bonne fille et elle est de bonne compagnie avec cette douce discrétion des femmes pulpeuses de sa région.

Je n’avais pas besoin de plus d’explications pour deviner comment cela allait se terminer une fois Maqroll rétabli, aussi innocente que puisse paraître cette relation. Bien sûr, je ne lui fis aucun commentaire à ce sujet, en premier lieu parce que je ne voulais pas insister et ensuite, parce que le Gaviero n’est pas homme à se laisser entraîner sur ce terrain.

- Mais, en repensant à Noël- en vint à remarquer Maqroll- je vous avoue qu’à présent c’est une période qui a une curieuse tendance à provoquer en moi un mélange de nostalgie et d’agréable bien-être que je ne connaissais pas auparavant. Cette date me passait habituellement quasi inaperçue. Et vous savez à qui je dois de recouvrer ce temps heureux ? Au petit Jamil. Depuis le premier Noël que nous avons passé ensemble à Pollensa, mon rapport à ce jour a complètement changé.

- Mais, qu’est-ce que Jamil à avoir avec ce changement ? C’est quelque chose que je ne peux imaginer- lui dis-je, un peu pour le distraire de son immobilité et aussi par pure et simple curiosité face à une relation tellement étrangère au Gaviero, du moins celui que j’avais connu avant sa rencontre avec le fils d’Abdul.

- C’est très simple - répondit-il - je vais vous le raconter parce qu’à présent je me rends compte que cet un sujet que nous n’avons pas abordé lors de notre rencontre à Pollensa quand je vous ai fait le récit de ma vie avec Jamil dans ce port. Eh bien, souvenez-vous que la personne qui m’a aidé avec autant d’affection que de détermination à procurer à l’enfant un cadre familial et une certaine éducation, ce fut notre cher Mossén Ferrán, paix à son âme, dans la maison duquel nous nous sommes retrouvés vous et moi lors d’une soirée inoubliable. Mossén Ferrán a insisté pour que Jamil aille à l’école paroissiale et il en fut ainsi. Le résultat, comme vous vous en souviendrez, c’est que l’enfant a fini par parler un majorquin fluide et à participer à la vie quotidienne de ses compagnons de classe. Quand arriva le mois de décembre et commencèrent les préparatifs de Mossén pour la fête de Noël, celui-ci me fit part de son intention de proposer à Jamil de jouer dans une brève représentation de la visite des bergers et des Rois Mages qui devait avoir lieu dans l’église paroissiale lors de la Messe de Minuit que vous appelez « Misa de Gallo ».

Il s’agissait d’une scène sans dialogue qui se représenterait devant une crèche construite à cet effet dans une des chapelles de l’église, contiguë à la sacristie. Je demandai à Mossén quel rôle, à son avis, conviendrait à Jamil et il me répondit que l’enfant n’avait qu’à choisir ; il pouvait être berger ou roi mage. Le soir même, dans notre mansarde du chantier, je rapportai à Jamil le projet de Mossén et lui, sans me laisser terminer, me dit d’un air qui ne laissait pas de place au doute :

- Je veux être roi mage. Je serai pour une fois Jamil al Malik.

- Je ne crois pas nécessaire de vous préciser que Malik signifie roi en arabe, la langue maternelle de Jamil. Si vous voulez que je vous confesse quelque chose, je dirai que depuis cet instant je me suis rendu compte que nous avions fait surgir dans le fils d’Abdul tout un monde bigarré de fantasmes bien propres à ses origines, à son tempérament rêveur et fébrile, mais propre aussi à ses cinq ans.

L’affaire était déjà entendue et le jour suivant j’en communiquai la teneur à mon ami le curé qui se contenta de sourire, enchanté du tour que prenait son idée. Il restait une semaine avant Noël et Jamil commença à participer aux répétitions avec un engagement et une conviction qui allaient en s’amplifiant plus le temps passait. Deux jours avant la célébration on fit une répétition générale en costumes. Et c’est à ce moment que commença ce qui devait être pour moi la raison profonde de mes retrouvailles avec la fête de Noël que j’avais laissée dans l’oubli durant toutes ces années passées à naviguer sur les mers de Dieu, depuis la fin de mon enfance et mon entrée dans l’adolescence. Les interprètes de la modeste pastourelle, si l’on peut la nommer ainsi, revêtirent dans la sacristie les costumes appropriés à la circonstance. Pendant ce temps, j’attendais assis à côté de Mossén Ferrán à la première rangée de chaises destinées au public dans la nef de l’église. Entra d’abord le couple d’enfants qui faisaient Saint Joseph et la Vierge Marie, suivirent ensuite les bergers vêtus de peaux de mouton, si peu convaincants avec leurs visages réjouis et leur expression bien peu dévote. Enfin apparurent les Rois Mages.

Le premier, avec son visage barbouillé de suie, représentait le roi nègre ; le second, avec une barbe blonde de Charlemagne de pacotille, tentait d’ajuster la couronne de papier doré qui lui tombait sur le front à chaque instant. En dernier entra Jamil. Je restai stupéfait. Il marchait avec la sévérité altière d’un monarque, le regard fixé sur un lointain indéfinissable, une main sur la poitrine et l’autre tenant un sceptre de carton et fer-blanc, avec un naturel de monarque né dans la pourpre. Ses traits, d’un profil levantin prononcé avaient l’immobilité d’un calife rendant la justice. Mossén Ferrán se retourna et me jeta un regard à la fois étonné et amusé. Aux indications scéniques qu’il donna aux acteurs, tous obéirent avec une maladresse précipitée, sauf Jamil qui se déplaçait comme s’il avait toujours vécu à la cour des Omeyyades. Mossén fit répéter les scènes jusqu’à ce que les interprètes mémorisent à la perfection les gestes, à l’évidence très simples, qu’ils devaient exécuter.

Peu après, ils sortirent de la sacristie en se bousculant les uns les autres et en répétant sur le mode de la plaisanterie les pas et les mouvements qu’ils avaient appris. Jamil apparut en dernier, serein, et le regard brillant. Il vint me rejoindre et me dit avec un sérieux qui réussit à m’en imposer :

- Allons-nous-en, tout était très facile. La couronne me serrait un peu, mais je l’ai arrangée.

- Le jour suivant - poursuivit le Gaviero sur un ton qui trahissait un enthousiasme qu’il essayait en vain de contrôler - Jamil ne voulut pas m’accompagner à la pêche ni aller à l’école, où l’on terminait d’autres préparatifs pour la fête. Il resta de longues heures à la fenêtre de la mansarde à regarder la baie et le port, absorbé à coup sûr par ses fantasmes de monarque détrôné. À huit heures du soir, il avait déjà revêtu ses atours de roi mage et essayait encore et encore la couronne de carton doré en tentant de la maintenir ferme sur sa tête. Nous arrivâmes à la Messe de Minuit deux heures à l’avance et il se réfugia dans la sacristie où le sacristain allait et venait pour préparer la petite estrade sur le côté droit de l’autel. Je sortis sur le parvis pour fumer une pipe et c’est là que me surprit Mossén Ferrán qui, en me voyant si tôt, comprit immédiatement de quoi il s’agissait et se contenta de sourire tandis qu’il me disait :

- Ah ! Gaviero, je crains que nous ne devions supporter un roi pendant quelque temps !

- J’acquiesçai résigné et j’attendis que l’église commence à se remplir avant d’occuper ma place dans la première rangée de bancs à côté des notables de l’endroit. Bon, si je vous dis que la courte scène préparée par mon ami le curé fut un spectacle émouvant, je sais bien que vous allez l’attribuer à ma nostalgie de Jamil et à la tendresse que je lui conserve encore. Mon attention était concentrée sur le fils d’Abdul qui, cette nuit-là, poussa à l’extrême l’interprétation de son personnage jusqu’à imprimer à chaque geste une majesté hiératique d’empereur byzantin. Au moment où il s’inclina devant la poupée de porcelaine qui, les bras tendus vers lui, représentait l’Enfant-Jésus, mes yeux se remplirent de larmes- chose qui ne m’était plus arrivée depuis l’enfance. La messe terminée, et avec elle le tableau allégorique, les figurants pénétrèrent dans la sacristie pour se changer. J’attendis un bon moment jusqu’à ce que Mossén Ferrán apparaisse et me fasse signe de rentrer avec lui. Il n’y avait déjà plus personne d’autre que le sacristain qui rangeait les costumes des acteurs et les ornements du célébrant dans un énorme coffre recouvert de cuir et Mossén Ferrán qui avait son regard fixé sur l’endroit où se trouvait Jamil, altier et silencieux, qui refusait de se dépouiller de ses attributs royaux.

Je m’approchai pour lui expliquer qu’il devait le faire parce qu’ils ne nous appartenaient pas et que nous ne pouvions les emporter aux entrepôts sans risque de les endommager. Il n’y eut pas d’argument qui tienne et finalement, le bon curé compatissant donna son autorisation et nous regagnâmes notre refuge. Pendant le trajet Jamil ne m’adressa pas la parole, mais j’entendis qu’il murmurait de longues phrases en arabe que je ne parvins pas à percevoir clairement.

Jamil se mit au lit et laissa sur une petite table, où étaient alignés quelques-uns de ses trésors trouvés sur la plage, la couronne dorée et le sceptre de carton et fer-blanc. À nouveau, je l’avoue, cette attitude de l’enfant m’émouvait à tel point que je ne pus rien lui exprimer d’autre qu’une bonne nuit et poser un baiser sur son front. J’allai me coucher non sans espérer trouver un sommeil qui ne venait pas. Le lendemain matin, je fus réveillé par des bruits inhabituels sur le toit de zinc du hangar principal qui nous servait de logement et j’ouvris la fenêtre pour voir de quoi il retournait. Imaginez ma panique en voyant Jamil sur la partie la plus haute du toit où s’unissent les deux pans de celui-ci, vêtu du déguisement de roi mage et prononçant une harangue en un arabe mêlé de dialecte tunisien, ce qui aurait hérissé son père, lui qui se vantait de parler l’arabe le plus pur. Il s’adressait aux habitants de Pollensa, qui sans doute dormaient encore, à ceux qu’il appelait ses sujets. Il dédia aussi quelques grossièretés aux touristes nordiques avec il n’avait jamais sympathisé. Je vous assure que ma frayeur fut colossale. Un faux mouvement et il allait rouler en bas du toit de zinc et s’écraser irrémédiablement sur le sol. D’une voix la plus calme possible, je lui demandai de rester immobile là où il était, jusqu’à ce que je le récupère avec une échelle. Il me regarda avec un souverain dédain et fit ce commentaire, la tête tournée vers la baie :

- Les rois ne tombent pas, Gaviero.

- Je montai à l’échelle et en arrivant à sa hauteur, il se jeta dans mes bras et je sentis qu’il tremblait de peur.

À midi le 25- date à laquelle on célèbre là-bas la fête- nous assistâmes au repas de Noël qu’offrait le curé, notre ami et protecteur. C’est là que Jamil se dépouilla de ses ornements royaux, sans dire un mot. Assis à côté de moi, à la table du modeste banquet de Noël, il s’approcha de mon oreille pour me dire d’une voix très faible :

- À présent je ne suis plus Jamil al Malik, Gaviero.

- Une fois de plus, je sentis ma gorge se nouer et parvins à peine à sourire sans plus de conviction.

Donc, mon cher chroniqueur et ami, cette Messe de Minuit et ce repas de Noël m’ont rendu, pour le reste de mes jours, la joie spontanée et indélébile des fêtes de Noël. C’est pourquoi je les attends ici, cloué sur cette chaise, avec une émotion qui auparavant s’était effacée de ma mémoire.

Je lui dis que je me réjouissais au plus haut point de la reconquête de ce bonheur de l’enfance et me disposai à m’en aller. C’est à ce moment qu’entra la belle Renée pour nous signifier que le temps des visites était écoulé. Maqroll la pria en flamand de m’accompagner jusqu’à la sortie de l’hôpital et elle acquiesça avec un sourire enchanteur.

Une fois à la porte de sa chambre, je ne sais pourquoi, il me vint à l’idée de lui demander :

- Mais, dites-moi, Maqroll, où avez-vous appris à parler si bien le flamand ?

- Je l’ai appris avec ma mère- me répondit-il d’un ton cordial, quoique légèrement provocateur.

À cet instant, je me rendis compte, avec étonnement, que c’était la première fois depuis presque un demi-siècle que je le connaissais, qu’il mentionnait un fait en relation avec sa famille et son enfance. Alors que je marchais dans les rues d’Anvers en direction de mon hôtel, je continuai à méditer sur cette nouvelle inattendue que j’interprétai, je ne sais trop pourquoi, comme un adieu de mon ami vagabond et toujours insaisissable. Une vague tristesse m’envahit et m’incita à ne pas quitter ma chambre jusqu’au moment de prendre le train qui devait m’emmener à Paris. Cette impression de perte irrémédiable persista longtemps et, parfois, me torture encore.

 

 

 

 

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